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la monotonie forcée de la disposition générale, triompher des très grandes difficultés de raccourci qu’elle offrait, et enfin tricher de manière à donner de l’air et des jours qui manquent absolument. M. Schreyer, avec qui il faut être sévère, car on a le droit de beaucoup exiger de lui, fera bien de ne pas se décourager. Erreur d’un homme d’esprit qui prendra sa revanche, disait-on jadis ; les meilleurs ont leurs momens de faiblesse, qui n’impliquent rien de grave pour l’avenir, mais qu’il faut signaler énergiquement, car notre premier devoir est de prémunir les artistes contre les dangers que nous apercevons. Ces défaillances ne sont souvent que passagères, et ceux qui les ont douloureusement subies en sortent parfois d’une façon triomphale. M. Hébert nous le prouve cette année en exposant deux très beaux portraits, et M. Eugène Fromentin avec un tableau dont nous aurons longuement à parler.

Si les maîtres s’endorment quelquefois, il faut dire que les efforts de leurs élèves ne sont pas de nature à les réveiller brusquement, et souvent nous avons eu à nous plaindre de la stérilité des générations nouvelles. Aujourd’hui nous pouvons rendre grâce aux dieux, car nous avons un début important à constater. En effet, les deux tableaux que M. Tony Robert-Fleury avait soumis en 1864 au jugement du public ont passé presque inaperçus et n’offraient aucune de ces qualités saillantes qui font remarquer une œuvre d’art. C’est donc au Salon de 1866 qu’il commence réellement à se faire connaître et à s’imposer à l’attention. Estimant sans doute, et avec raison, que l’histoire contemporaine présente à ceux qui savent la comprendre des sujets tout aussi pittoresques que l’histoire ancienne et la mythologie, il a demandé à des événemens récens le motif d’une large et vigoureuse composition. Le titre de son tableau est fort simple, un nom de ville et une date : Varsovie le 8 avril 1861. Il faut raconter le fait que ce jeune et vaillant peintre a cherché à traduire sur la toile ; nous sommes volontiers oublieux en France, et il n’est pas mauvais de rappeler à nos mémoires fugitives certaines actions que l’histoire ne saurait assez flétrir. Au jour indiqué plus haut, la population de Varsovie, inoffensive et sans armes, remplissait les rues. C’était l’Annonciation, grande fête chômée par la catholique Pologne. Une longue file de gens paisibles se dirigeait vers la demeure du vice-roi ; au milieu de cette foule, on portait le drapeau polonais et le crucifix. Vers sept heures du soir, un signal donné par trois fusées immédiatement suivies de trois coups de canon amena toute la garnison russe autour de la place du château ; la population s’y trouva cernée. Trois fois un roulement de tambour et une sommation ordonna au peuple varsovien de se disperser ; nul ne bougea ; chacun, le matin, avait reçu l’extrême-onction, l’absolution, et se sentait prêt à mourir. En face des