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comme un homme tombé d’un clocher. » Bien plutôt elle écrit dans la lettre authentique du 14 mai 1774 : « Quoique Dieu m’a fait naître dans le rang que j’occupe aujourd’hui, je ne puis m’empêcher d’admirer l’arrangement de la Providence, qui m’a choisie, moi la dernière de vos enfans, pour le plus beau royaume de l’Europe. Je sens plus que jamais ce que je dois à la tendresse de mon auguste mère, qui s’est donné tant de soins et de travail pour me procurer ce bel établissement… » C’est ici son vrai langage ; quelle que soit sa jeunesse et quelle que soit son inexpérience, elle est née sur les marches d’un grand trône, elle est fille de Marie-Thérèse.

La hauteur d’âme, peut-être inspirée par l’esprit de race, voilà un premier trait personnel à Marie-Antoinette, et il n’est pas besoin d’attendre son temps de malheur pour voir ce trait s’accuser avec un remarquable relief. — La sincérité l’accompagne et se montre surtout en une vive lumière dans la correspondance authentique des premières années. Ses impressions sont vives ; sa parole et sa plume ne le sont pas moins à rendre par des expressions fortes ce qu’elle a profondément senti. De là ses invincibles mépris pour quelques-unes des personnes de son intime entourage, par exemple pour Monsieur, comte de Provence. Où rencontrer des paroles plus dédaigneuses que celles dont elle le flétrit dans une lettre à sa mère ? « A un caractère très faible il joint une marche souterraine et quelquefois très basse ; il emploie, pour faire ses affaires et avoir de l’argent, de petites intrigues dont un particulier honnête rougirait. » Et sur le comte d’Artois : « Je sais l’arrêter dès qu’il commence des polissonneries. » Sur ses belles-sœurs enfin : « La comtesse d’Artois a un grand avantage, celui d’avoir des enfans ; mais c’est peut-être la seule chose qui fasse penser à elle. Pour Madame, elle a plus d’esprit, mais je ne voudrais pas changer de réputation avec elle. »

La hauteur et la sincérité d’âme de Marie-Antoinette paraissent dans leur plus beau jour à propos d’un intéressant épisode où intervient la Dubarry. Il vaut la peine d’y insister avec la correspondance authentique parce que la vérité morale y éclate et étonne. La disgrâce de Choiseul avait inspiré, on l’a vu, de sérieuses craintes à Marie-Thérèse comme impératrice et comme mère. De là ses instances auprès de sa fille pour que, s’éloignant de Mesdames tantes et du parti contraire à la favorite, elle se fasse bien venir de celle-ci en n’affectant envers elle nulle attitude blessante et nulle raideur. La dauphine cependant, étrangère à ces calculs, n’écoute que sa fierté d’archiduchesse et sa naïve pudeur de quinze, ans. A peine est-elle arrivée depuis deux mois à la cour de France,