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auquel Dieu l’avait spécialement envoyé, la faute en est exclusivement aux conducteurs indignes de ce pauvre peuple, qui l’ont égaré, mené droit à sa perte et empêché d’accepter la douce messianité du Fils de l’homme, qui guérissait toujours tous[1] ses malades, ne voulait employer que les armes de la patience, de la mansuétude, et se sentait à chaque instant ému d’une immense compassion pour les misères de la multitude. C’est bien là une préoccupation de Juif chrétien qui éprouve le besoin de concilier sa foi en Jésus avec le fait brutal du rejet du vrai Messie par le peuple pris en masse, Du reste il faut signaler l’admiration naïve qu’il ressent pour les belles choses qu’il raconte. Il court comme un souffle épique dans ses narrations. Voici ! et voici ! A chaque instant cette exclamation vient provoquer l’attention du lecteur, et je ne crois pas que jamais auteur ait été plus heureux en écrivant.

A quelle date peut-on faire remonter la composition du premier Évangile ? Le livre est évidemment plus jeune que les deux sources principales qu’il a utilisées. Bien des choses portent à croire que les « sentences de Matthieu » furent écrites aux environs de l’an 60, soit vingt-cinq ans à peu près depuis la mort du maître. Le Proto-Marc a dû être rédigé après la ruine de Jérusalem, car il décrit trop bien les circonstances qui précédèrent et suivirent immédiatement cette catastrophe pour que l’on méconnaisse l’influence des faits accomplis sur la forme qu’il a donnée aux prédictions de Jésus à ce sujet. Ceci n’est pas un argument contre sa bonne foi : je pose en fait qu’il n’est pas possible d’éviter cet écueil quand on reproduit des prévisions après que l’événement les a justifiées. D’autre part, le Proto-Marc a dû être écrit fort peu de temps après la victoire définitive de Titus, car, selon le texte le plus ancien, qui cette fois se lit dans Matthieu, l’auteur croyait que le retour visible du Christ sur les nuées du ciel s’accomplirait fort peu de temps après la ruine. de Jérusalem et dans la limite de la génération qui avait vu Jésus. Le rédacteur canonique a laissé sans y toucher ces déclarations qui contredisent pourtant d’autres passages de son livre. Si donc le Proto-Marc a été rédigé entre l’an 70 et l’an 75, et probablement dans la Syrie du sud, comme le suppose M. Holtzmann, il a bien dû s’écouler un certain nombre d’années entre ce moment et le jour où le livre fut revêtu de l’autorité que le premier évangéliste lui reconnaît. On pourrait donc indiquer les dernières années du Ier siècle comme la date approximative la plus probable de la rédaction du premier synoptique.

  1. Le premier évangéliste met régulièrement tous là où les deux autres synoptiques mettent beaucoup en parlant des malades guéris par Jésus.