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autres l’ont modifiée dans le sentiment, né du préjugé chrétien ultérieur, qu’un scribe s’adressant à Jésus ne pouvait pas avoir eu de bonnes intentions. On raisonnera de même à propos de ce jeune riche qui vient aussi interroger Jésus en l’appelant « bon maître. » D’après Marc et d’après Luc, Jésus décline ce titre de bon et engage le jeune homme à ne l’appliquer qu’à Dieu ; mais on conçoit que cette humilité ait pu paraître excessive et même fort peu orthodoxe à un disciple fervent de Jésus : en effet, le premier évangéliste a tourné la réponse du maître de façon à éviter cette pierre d’achoppement. D’autres fois au contraire c’est Marc qui se montre le plus loin de la source commune. On concevra donc qu’en poursuivant cette comparaison minutieuse on puisse assez bien rétablir le texte original du document utilisé par les trois évangélistes ; mais comme, tout compte fait, le second Évangile se retrouve presque tout entier dans les deux autres, il doit ressembler de fort près à cette source commune, dont il ne s’est presque pas écarté, et, en joignant à cette conclusion si légitime celle qu’il est permis de tirer du nom lui-même qu’il porte dans notre canon, nous sommes naturellement conduits à penser que la source commune aux trois synoptiques n’est autre que ce document dont parlait Papias en l’attribuant à Marc, compagnon de Pierre.

C’est bien là, en effet, un écrit assez court, combinant à doses à peu près égales le fait et le dit, donnant fort souvent l’initiative, le premier rôle, à Pierre parmi les douze, et même racontant des scènes telles par exemple que le reniement dans la cour de Caïphe, qu’on ne pouvait guère connaître que par les humbles aveux de celui qui ne put plus entendre chanter le coq sans se rappeler la terrible nuit où il avait succombé. Pourquoi Papias a-t-il reproché à un récit analogue à celui du Marc canonique d’être « sans ordre ? » Nous l’avons vu, c’est parce qu’il recherchait avant tout l’ordre didactique des paroles de Jésus, et évidemment cet écrit, fort ressemblant à notre Marc, ne le lui offrait point. Il semble bien du reste que « l’Évangile de Pierre, » dont il est question dans Justin Martyr, n’était pas autre chose que ce même document rédigé d’après les souvenirs de la prédication de cet apôtre. Tel serait donc le Marc primitif, que dans la critique allemande on appelle l’Ur-Marcus pour le distinguer du Marc canonique, et que dans la critique française on a déjà l’habitude d’appeler le Proto-Marc.

Un des deux documens que connaissait Papias est donc retrouvé dans le corps même de nos Évangiles synoptiques. Et l’autre ? Il le sera également si, appliquant le résultat obtenu à l’Évangile dit de Matthieu, nous observons qu’en règle ordinaire les grands discours de Jésus, propres à cet Évangile, qui ne se trouvent pas dans Marc et qui ne sont dans Luc qu’incomplètement reproduits et dans un état