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temps, plutôt que de puiser des renseignemens dans les Évangiles écrits.

Cette hypothèse, malgré des défauts aujourd’hui reconnus, obtint en Allemagne un succès immense. D’abord elle était des plus commodes ; elle laissait place à toute sorte de petites explications de détail que l’on donnait avec d’autant plus de sécurité qu’on taillait à volonté dans l’étoffe du possible et du peut-être. Était-on frappé de la ressemblance, la tradition orale dans l’antiquité variait si peu ! Faisait-on ressortir les dissemblances, rien d’étonnant, car enfin cette tradition ne pouvait échapper à la loi du changement. L’hypothèse de Gieseler donnait surtout aux Évangiles ce caractère impersonnel et vague que l’Allemagne si volontiers attribue aux œuvres antiques, parce qu’elle y retrouve sa propre image. Cette théorie fut pour beaucoup dans le prestige qu’exerça dès son apparition la première Vie de Jésus de M. Strauss. On le comprend en effet, le mythe chrétien semblait provenir de cette tradition impersonnelle et collective, œuvre de tous et de personne, avec une facilité plus grande que si, dès l’origine, l’histoire évangélique avait été écrite par des hommes ayant la claire conscience et la ferme volonté de reproduire des faits réels. Cette histoire oscillait désormais dans un demi-jour brumeux qui ne permettait plus de distinguer avec quelque précision que l’idée, miroitant à travers les symboles populaires qui lui servaient d’enveloppe.

Cependant on n’en pouvait pas rester là. Vue de près, la théorie de Gieseler se heurtait et se brisait contre des faits qu’elle laissait absolument inexpliqués. Une tradition orale a beau être protégée par les habitudes, il ne se peut pas qu’elle aboutisse en trois endroits différens à des narrations qui se ressemblent mot pour mot. Ce fut l’école de Tubingue qui, sur ce point comme sur tant d’autres, fraya la voie à de nouvelles recherches. A l’impersonnalité des synoptiques, résultant de la théorie de Gieseler, elle substitua la thèse diamétralement opposée, et l’exagéra même au point de voir dans les Évangiles de véritables écrits de polémique, des manifestes de parti. Cette école avait relevé avec autant de vigueur que de raison la gravité du désaccord qui éclata au premier siècle entre Paul et les autres apôtres ; mais, abondant trop dans ses propres vues, elle voulut appliquer absolument à tout cette clé de tant d’énigmes historiques, et bien des fois elle força les serrures. Ainsi elle présenta, du moins dans les premiers temps, l’Évangile de Matthieu comme un récit composé tout exprès pour condamner les doctrines et les prétentions pauliniennes. La couleur judæo-chrétienne de cet Évangile se prêtait en effet à cette supposition, et encore, selon cette école, notre Évangile canonique avait-il adouci déjà sous ce rapport l’Évangile araméen, dont il était une