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LES SEPT CROIX-DE-VIE.

— Ma mère, dit Marlel, il n’est rien arrivé que de logique, rien que d’attendu depuis longtemps.

— Je ne m’y attendais point, interrompit la marquise, et je m’y perds. Ce peuple-ci ne voulait plus de prêtres, ni de seigneurs, ni de roi. Les seigneurs, où sont-ils ? Nous autres Croix-de-Vie, mon pauvre marquis, nous sommes devenus des propriétaires. Ces Français incorrigibles tiennent maintenant leurs prêtres à gages ; ils ont bien encore un roi, mais ils le chassent quand cela leur plaît. Que veulent-ils de mieux ? Votre esprit est bien plus ouvert que le mien, Martel, et vous comprenez ce que je ne comprends point ; de grâce expliquez-moi pourquoi l’on fait encore des révolutions ? Cela était bon quand il restait quelque chose encore à nous prendre.

— Cela est toujours bon, reprit le marquis. — Toutes ces questions, dans leur naïveté singulière, lui arrachaient enfin un sourire. — Au fond, ma mère, vous en voulez au genre humain de ce qu’il se meut et s’agite.

— Mon Dieu ! fit-elle en soupirant, il pourrait, ce me semble, demeurer tranquille.

— Justement il ne le peut pas. Parmi toutes les raisons que les peuples ont de faire des révolutions et de vous déplaire, la meilleure, allez ! madame, est celle qu’ils ne connaissent pas eux-mêmes : c’est la raison du destin.

— Maudit destin ! fit-elle gaîment, vous le mettez partout. Martel.

— Si la rivière qui est là débordait et changeait de place…

— Ou si c’était la mer, s’écria la marquise en riant.

— La mer, soit, continua-t-il. Si elle changeait de route demain, elle ne saurait pas pourquoi. Les peuples ne le savent pas davantage. La terre appartient désormais à la masse confuse ; c’est elle qui règne, et bientôt ce sera sans partage. La fatalité frappe les vieilles races afin que tout soit consommé ; mais voici une dissertation bien solennelle.

— Elle l’est un peu, repartit la douairière.

— N’en prenez donc que le sens, qui renferme un bon conseil, dit-il. Résignez-vous, ma mère, à penser sans trop d’amertume que les Croix-de-Vie n’ont plus rien à faire dans ce monde que je viens de vous dépeindre, et qu’il est bon que j’en sois le dernier.

— Encore ! toujours ! murmura Mme de Croix-de-Vie… Eh bien ! non, je ne fuirai pas aujourd’hui ce triste sujet. Je suis prête à vous répondre. Me résigner, dites-vous ! Jamais vous n’apprendrez à me connaître ! Mais d’abord ne pensez pas que votre opiniâtre folie fasse de l’impression sur mon cœur. Ce n’est que l’état du vôtre qui m’afflige. Non, vous ne serez pas le dernier de votre maison, à moins pourtant que par cette parole sinistre, que vous répétez sans cesse comme un défi, vous ne finissiez par tenter Dieu… , Martel, je