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lui déchirait les lèvres. Et notre promenade, ne la continuons-nous pas ?

Il obéit, la marquise reprit son bras, et ils suivirent la terrasse qui bordait les jardins du côté de l’ouest. Ils étaient muets tous les deux et n’espéraient ni l’un ni l’autre trouver de longtemps à rompre un pareil silence. Le passé saignait, criait autour d’eux. — Fantômes ! avait dit le marquis, atroces visions, épouvantemens de la fatalité qui jamais ne se lasse ! — Ainsi la légende terrible était vraie ; celui qui devait en être la victime venait encore malgré lui d’en rendre témoignage. Ainsi la tempête des souvenirs se déchaînait sans cesse dans ce superbe et triste Croix-de-Vie, chaque fois y soulevant la poussière des morts !

Cette terrasse dominait une campagne sèche, noire, tourmentée, une suite de pentes brusquement coupées et de ravines inégales : çà et là des bouquets de bois, des champs maigres et de misérables huttes, plus loin les prairies jaunâtres qui formaient à cette royale demeure une si morne ceinture, plus loin encore le bord de l’eau. Les saules tortus et grimaçans, avec leurs longues chevelures pâles et leurs airs de spectres, gardaient l’accès de la rivière. Le regard passait au-dessus de ce flot sans couleur et cherchait à s’étendre sur l’autre rive. De ce côté, entre une double rangée de collines, la plupart arides et dépouillées, s’ouvrait une percée profonde au bout de laquelle, de la terrasse de Croix-de-Vie, on pouvait dans les jours clairs découvrir un grand clocher dans la plaine. Là était la ville. Dans cette direction bien connue, le ciel apparut tout à coup ce soir-là rouge et comme embrasé des reflets d’une fournaise immense. Mme de Croix-de-Vie laissa échapper un cri qui n’était point l’accent de la peur ; on eût dit plutôt un cri de plaisir. — Voyez-vous ces feux ? dit-elle.

— Ce sont des feux de joie dans la ville, répliqua Martel. Je les ai vu préparer. On m’a dit, si je m’en souviens, que c’était en l’honneur d’un nouveau décret.

— Ne me dites pas quel décret ! s’écria la marquise, je ne veux pas le savoir.

Mais cette colère était feinte. La marquise, pour la première, pour l’unique fois de sa vie, était tentée de bénir les révolutions. Ces feux de joie avaient bien été allumés pour célébrer ce qu’elle détestait et redoutait le plus au monde ; mais ils lui apportaient la diversion qu’elle cherchait. — Oh ! fit-elle en se croisant les bras d’un grand air de menace et de défi, quels cris ils doivent pousser là-bas ! Les murailles en tremblent. Encore si ces flammes-là pouvaient purifier l’air de leurs sottises !… Martel, que faut-il penser de tout ce qui est arrivé dans ce malheureux pays de France depuis trois mois ?