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et les arts libéraux, non moins habile à exploiter une mine qu’à déchiffrer les croches et doubles croches de diamant sur l’immense parchemin d’azur où la musique des sphères est notée. Il avait dans sa jeunesse parcouru l’Allemagne, la France, l’Italie, puis séjourné en Orient chez les docteurs arabes de Bagdad. Qu’il tînt du diable ses recettes pathologiques et ses facultés augurales, on le soupçonnait bien un peu ; mais le roi laissait dire les mauvaises langues et continuait à fournir une pension de trois mille marcs d’argent à son vieux docteur. Science infuse, arts cabalistiques, ces rumeurs au fond ne le touchaient guère. Le roi se sentait riche, bien portant, l’esprit dispos, et se fût donné lui-même au diable plutôt que de sacrifier aux remontrances de ses évêques un si précieux compagnon que les poètes et ménestrels du monde entier reconnaissaient pour maître. — C’est à cet hermétique personnage qu’Henri d’Ofterdingen se présente un matin avec des lettres de Léopold d’Autriche, qu’il vient de visiter chemin faisant. Klingsor accueille de bonne grâce le pèlerin, lui fait conter l’histoire de sa mésaventure, et, s’étant assuré de ses talens, s’engage, le temps venu, à l’accompagner à la Wartbourg, Cependant les mois s’écoulent, et Klingsor semble oublier le départ. De Hongrie en Thuringe, il y a loin, et, fit-on si grande diligence, impossible d’arriver pour l’instant voulu. Ofterdingen entrevoit déjà l’avenir de honte et d’infamie que son absence lui prépare ; mais Klingsor continue à ne point s’occuper du voyage, et d’un air souriant dit à son disciple de se rassurer. Un soir, après souper, Ofterdingen s’endort dans son fauteuil ; Klingsor, qui, tout en discourant sur l’attraction des mondes, n’a pas cessé de l’observer, se lève alors et décroche un large manteau dont il s’enveloppe, lui et son élève, puis, évoquant les esprits qu’il gouverne en maître : « Au large ! » s’écrie-t-il. Qui fut certes bien étonné ? ce fut Henri d’Ofterdingen s’éveillant le lendemain matin à Eisenach dans l’hôtellerie de la porte Saint-George[1].

A peine débarqués, nos deux compagnons se rendent à la Wartbourg, où le tribunal est immédiatement rassemblé de nouveau. La lutte recommence. Déjà sous les coups redoublés de Klingsor les divers antagonistes de Henri d’Ofterdingen ont succombé, un seul encore s’escrime et défend le terrain pied à pied, c’est Wolfram

  1. « Ce même Clings-Ohr, toujours par des moyens cabalistiques, passa en une nuit de Hongrie en Thuringe, où il descendit avec son compagnon Henri d’Orterdingen au beau milieu de la cour d’un bourgeois qui demeurait à la porte Saint-George et se nommait Bollgraff. » (Andréas Tulpius, Historia der Stadt Eisenach ; voyez aussi l’Histoire de Thuringe, manuscrit du Sagittaire). « Cet homme, noble et riche, se nommait Clings-Ohr et possédait tous les secrets de la nature et de l’humaine science, habile aussi à comprendre et à traduire le langage des étoiles. » (Manuscrit de Dietrich de Thuringe).