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sapinières. Le personnage qui dirigeait la promenade, malgré la connaissance habituelle qu’il possède des lieux, avait complètement perdu la voie, et il lui arrivait ce qui arrive d’ordinaire, de se perdre davantage en s’efforçant de se retrouver. La hauteur sur laquelle erraient nos chevaux se dressait comme un promontoire gigantesque au-dessus d’un océan de verdure dont nous voyions onduler les vagues chaque fois que nous touchions à l’une de ces extrémités rocheuses, espèce de parapets donnant sur l’abîme et qu’on appelle dans le pays vulgairement chaires du diable. Je commençais à croire que nous n’en sortirions pas ; c’était le moment de s’écrier avec le Gasper du Freyschütz : Samiel erschein’ ! Tout à coup un secours inattendu se révèle à nous. Qu’on se figure un hardi compagnon au teint hâlé, à la moustache noire, aux membres fièrement découplés et portant le costume traditionnel des gardes-chasse du prince Ottokar : justaucorps vert serré à la taille par un ceinturon de cuir, avec le cor en sautoir et la carabine en bandoulière, culotte de chamois et feutre au coin relevé qu’ombrage un bouquet de plumes de coq de bruyère. D’où venait cet homme à cette heure et en un lieu si écarté ? D’où pouvait-il surgir, sinon du cœur d’une roche ou du tronc d’un de ces vieux chênes ravagés qu’habitent les hiboux et les couleuvres ? Grâce aux bons soins de notre guide, nous fûmes bientôt hors d’embarras. Lui cependant, dès qu’il nous eut tirés du carrefour, se déroba et disparut sous bois sans prononcer un mot, comme il était venu. Ajouterai-je que Weber n’avait rien à voir en cette affaire, et que mon diable Samiel n’était autre qu’un simple garde-chasse qui, par là faisant sa ronde, s’était empressé d’accourir à la voix du grand-duc. Il n’importe, jamais l’impression fantastique de cette scène ne s’effacera de mon esprit. Influence de la contrée, magie des souvenirs ! en remuant les feuilles mortes, votre pied foule partout la trace des gnomes, des kobolds, qui peuplent les cavernes, et dont les gestes merveilleux n’ont jamais manqué de témoin bénévole. « Tout récemment encore, c’est un chroniqueur du XVIe siècle qui parle[1], des voituriers, longeant au crépuscule la route qui conduit de Gotha à Francfort, virent au pied du Hoerselberg la terre s’entr’ouvrir avec un fracas épouvantable. De l’énorme crevasse s’échappait une lueur semblable à celle d’un soupirail de forge. S’étant approchés, ils aperçurent un lac de flammes où se débattaient d’infortunés patiens, au nombre desquels ils crurent distinguer d’anciennes connaissances, nommément divers marchands de vins qui les avaient jadis employés et qui subissaient le châtiment

  1. Kornmann, De Miraculis mortuorum, t. VIII.