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Tandis que d’une part il lui fallait se mouvoir entre les vieilles formes du passé, créer un monde à lui sans avoir l’air de rompre avec elles, ménager l’opera seria et l’opera buffa, — de l’autre, sa libre pensée avait à faire amende honorable de ses audaces ; mais tout cela n’appartient qu’au temps et constitue en quelque sorte la partie caduque du chef-d’œuvre. A vouloir aujourd’hui restaurer de tels morceaux, composés uniquement en vue des controverses du moment, on perd sa peine, on fait de l’archaïsme sans raison. Qu’est-ce musicalement que cette scène qu’on ajoute ? Une fugue des plus ordinaires qui n’a rien de ce génie de Mozart qu’on retrouve dans ses autres contre-points, celui du finale des Noces de Figaro par exemple. Don Juan mort, tout intérêt s’efface, et tous ces personnages que vous ramenez improprement n’arrivent là que pour répandre un seau d’eau froide sur le spectateur et glacer en lui l’impression du grand spectacle auquel il vient d’assister : drame de la colère, de la vengeance et de l’amour, de l’amour surtout sous toutes ses formes, numeri atque voces quibus et excitamur et incendimur et lenimur et languescimus[1] !

En Allemagne, on vous tient quitte de cet épilogue ridicule ; mais le Théâtre-Lyrique n’est point de ceux qui se contentent de l’ordinaire : l’esprit du chef-d’œuvre ne lui suffit pas, il veut aussi la lettre, remonte aux sources, est plus royaliste que le roi, il a le manuscrit de Mozart ! L’Opéra n’y a point mis tant de façons, il s’est dit que, pour représenter le chef-d’œuvre, un chanteur tel que M. Faure valait mieux que toutes les théories. C’est un oiseau fort rare en effet qu’un vrai don Juan, si rare qu’à moins de remonter à la période mythologique il faut renoncer à trouver le phénix. Ce Garcia dont on nous parle tant, personne d’aujourd’hui ne l’a vu : fabula narrat. Il était laid, commun, sa voix manquait de charme, tournait au rauque, et cependant, à croire ce qu’on raconte, jamais plus grand effet ne fut produit : une fougue à tout rompre, une impétuosité démoniaque ! Dans finchè del vino, il enlevait la salle ! Il ne raisonnait point le rôle, le jouait d’entrain, de verve, de génie. D’un pareil don Juan une Malibran devait naître.

Nourrit fut l’esthéticien par excellence ; enfant d’une époque de discussion, de rénovation poétique, élevé, ballotté en plein romantisme, il traduisit au théâtre le type du moment, chercha, rendit ce qui déjà se dégageait des profondeurs de la conception. Nourrit fut une sorte de don Juan après la lettre ; Garcia jouait, chantait le personnage comme sa nature l’y portait ; c’était affaire de tempérament où l’esprit critique n’avait rien à voir. Certains affirment que cela ainsi valait mieux. Je ne discute pas, je constate. Le fait est que, entre Garcia et Nourrit, il y eut tout un monde, le monde du commentaire, de la glose. La cristallisation, comme dirait Stendhal, s’était formée. De grands esprits, Hoffmann, George Sand,

  1. Cicéron, De Oratore, liv. III, ch. 51.