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Dieu. — Telle est la philosophie douce et charmante dont s’inspire la musique des Noces de Figaro. Nous sommes déjà loin, on en conviendra, de la bouffonnerie purement italienne, des pantalonnades stéréotypées du basso cantante. Almaviva, la comtesse, Suzanne, Chérubin, tout un art nouveau se dégage ; des personnages au lieu de masques : le tiroir aux caricatures est fermé ; voici le théâtre. Mozart fait vivre. Nul, excepté Shakspeare, ne puisa jamais d’une main plus triomphante aux sources mêmes de l’être, et avec cela une discrétion, une simplicité parfaites. Il réforme en n’ayant presque pas l’air d’y toucher ; il prend les ressources que son temps lui offre, et sans beaucoup les étendre, par le seul emploi qu’il en fait, crée un monde. Le musicien n’est plus à louer chez Mozart, mais ce qu’on n’admirera jamais assez, c’est la puissance extra-musicale de ce génie qui, dans un art relativement limité et bien avant Beethoven, porte l’analyse et la profondeur de vue d’un Shakspeare et d’un Goethe. « Que de notes là dedans ! s’écriait Joseph II en feuilletant la partition de Don Juan. — Sire, répondit Mozart, pas une de trop. » La réplique était fière et digne, mais l’empereur se trompait ; ce n’était pas les notes, c’étaient les idées qu’il fallait compter, car de tels opéras ne se font point simplement avec des notes. Des Noces de Figaro à Don Juan, la région s’élève encore. Si la grâce et l’enjouement persistent dans le style, le sujet s’élargit. Au tableau de mœurs va succéder la mise en scène des grands conflits, le dialogue de l’orgueil humain aux prises avec l’infini. L’accent vibre, plus à fond, et même à travers l’humoristique badinage on sent une puissante action se dérouler. La partie cette fois se joue en plein olympe, et c’est avec les passions des hommes et leurs plus hauts pressentimens que jonglent les immortels.

On appelle généralement les Noces de Figaro un opéra-comique : disons plutôt la comédie en musique par excellence. Quant à Don Juan, pour le définir, il fallait inventer un titre, Mozart l’a fait : il Dissoluto punito ossia don Giovanni, dramma giocoso e serio ; la chose amenait le mot. Le libertin châtié, voilà pour le style héroïque ; dramma giocoso, voilà pour l’humoriste de génie qui ne veut pas ennuyer son monde sous couleur de tragédie et d’avance réserve ses droits au caprice. Don Juan, c’est le drame de la vie, et comme tel doit se jouer partout sans privilège. Aussi bien que les plus grandes scènes, les théâtres de second et de troisième ordre peuvent revendiquer l’honneur de représenter cette musique, dont la propriété appartient au genre humain. A chacun donc permis d’en user et même d’en abuser, ce qu’on ferait en travestissant le chef-d’œuvre en opéra-comique. li n’y a point à venir inférer de l’étroitesse du cadre primitif aux conditions nécessairement limitées de la conception : nous parlons musique et non peinture. Mozart écrivant sa partition avait bien autre chose en perspective que le petit théâtre de Prague et son public. Lui qui voyait à travers l’espace et le temps n’était pas pour se subordonner à des considérations misérables de troupe et de localité, et lorsque, vers les dernières