Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/501

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

La conclusion du roman est navrante, et laisse le cœur serré d’angoisse aussi cruellement que pourrait le faire le spectacle de la plus poignante réalité. Nous assistons au triomphe désolant du dernier de ces trois ananké que l’auteur annonce au lecteur dans sa préface. De ces trois fatalités qui pesaient également sur lui, Gilliatt est parvenu à supporter patiemment la première, la fatalité sociale : il a vaincu la seconde, la fatalité de la matière ; mais la troisième, celle qui sort du cœur humain, l’atteint et le brise au sein même de son triomphe. Cette troisième fatalité est représentée par la personne d’un jeune et beau ministre protestant, et pour que sa destinée soit encore plus cruelle, il faut que Gilliatt ait sauvé lui-même autrefois la vie de son meurtrier involontaire, et qu’en faisant un de ces actes de dévouement que le devoir nous ordonne, il ait lui-même décréta sa ruine. Jason pénétrant dans le jardin des Hespérides et découvrant que la récolte des pommes d’or a été enlevée pendant qu’il tuait le dragon, voilà l’histoire du pauvre Gilliatt. Pendant qu’il combattait le dragon de l’abîme pour conquérir le cœur de Déruchette, ce cœur avait été conquis à moins de frais par les beaux yeux et le gracieux visage du jeune ministre. Aussi, lorsque Gilliatt rentre dans Saint-Sampson avec son trophée, hâve, exténué, sanglant, couvert des égratignures du rocher et des morsures du monstre, il fait l’effet d’un revenant et jette l’épouvante dans l’âme de Déruchette. La tête d’un serpent apparaissant subitement au bord d’un nid ne causerait pas plus d’effroi à ses habitans que l’apparition soudaine de l’héroïque et noble petit pêcheur n’en cause à la gracieuse jeune fille. Oh ! comme les circonstances peuvent nous donner aux yeux d’autrui un aspect différent de nous-mêmes ! C’est Gilliatt qui est un monstre pour Déruchette, c’est lui qui est sa pieuvre, car, s’il persiste dans son amour, il va briser son cœur et détruire à jamais son bonheur. La scène où Gilliatt découvre l’oubli dans lequel il est tombé est une des plus belles du livre. Le décor est le même que celui de ce magique cinquième acte du Marchand de Venise où Lorenzo et Portia chantent à l’unisson le duo de l’amour partagé et mêlent la musique qui s’exhale de leurs cœurs à la sérénade nocturne, — le clair de lune, un jardin, un banc de gazon. Caché derrière un bouquet d’arbres, Gilliatt surprend les confidences des deux amans ; le contraste qui sort de cette position des personnages est dramatique à l’excès : d’un côté, les sentimens les plus douloureux qui puissent éprouver le cœur humain, de l’autre les émotions suaves de la plus heureuse idylle. En cette crise suprême, Gilliatt s’élève au-dessus de lui-même ; le héros muet, parle enfin, et c’est pour se montrer aussi noble que nous l’avions jusqu’ici connu énergique. Il renonce spontanément à Déruchette,