Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/500

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à la mode ; il reçoit les honneurs d’une enquête approfondie sur ses mœurs et son caractère, et en tous lieux des discussions sont engagées à son sujet, les uns tenant pour la férocité que le poète lui attribue, les autres le déclarant timide, lâche et presque inoffensif. Comme nous n’avons pas eu le déplaisir de faire la connaissance de cette loque homicide, nous laisserons à de plus expérimentés le soin de décider cette controverse, et nous accepterons la pieuvre avec les mœurs que lui prête M. Hugo comme nous acceptons la Scylla aboyante d’Homère et la harpie Celeno de Virgile. Fantastique ou réel, puisque le monstre a fourni le sujet d’un dramatique épisode, nous ne demandons rien de plus au poète ; mais ce combat est un échantillon des plus caractéristiques du genre d’imagination que M. Victor Hugo porte dans le roman et le drame. Avez-vous remarqué en effet combien Victor Hugo poète lyrique est différent de Victor Hugo dramaturge et romancier ? Les facultés sont les mêmes chez l’un et l’autre de ces deux hommes, mais qu’elles fonctionnent différemment ! Dans la poésie lyrique, sa vigoureuse imagination, quel que soit le sujet qu’elle traite, gai ou triste, heureux ou tragique, habite toujours les royaumes de la lumière ; dès qu’elle s’applique au roman ou au drame, elle se revêt immédiatement de couleurs livides et entre dans les royaumes de la nuit. Dans la poésie lyrique, cette imagination n’a que des visions ; dans le drame ou le roman, elle n’a que des cauchemars. Cette force d’appétit matériel qui la distingue ne lui sert dans la poésie lyrique qu’à étreindre plus vigoureusement les aspects de la nature extérieure ; dans le roman ou le drame, elle la porte à rechercher plus particulièrement le monstrueux et le bizarre. Aussi qui voudrait classer Victor Hugo en ne tenant compte que de l’un ou de l’autre de ces deux hommes le classerait dans des ordres d’esprit bien différens. Si on ne tient compte que du poète lyrique, M. Hugo, malgré ses bizarreries d’expression, se trouve aisément de niveau avec les plus grands, avec ceux qui ont contemplé la nature d’un œil lumineux et sain, qui ont chanté simplement les sentimens de leur cœur, avec tous ceux qui ont trouvé en eux un homme moral différent de l’homme charnel. Si au contraire on s’adresse exclusivement au romancier et au dramaturge, M. Hugo se trouve rentrer immédiatement dans la lignée de ces artistes puissans, mais bizarres, qui n’ont vu de la nature que les aspects fantastiques ou ne l’ont observée qu’avec des yeux fiévreux, et qui n’ont connu de l’âme que les sensations douloureuses que lui impose l’oppression de la matière : Callot, Goya, Maturin, Hoffmann. Étrange nature qui d’un côté peut toucher à Virgile et de l’autre à l’auteur des Caprices ou à celui des Frères Sérapion !