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coup de tête était fort sévèrement jugé par celui-ci, et que s’engager sur la troisième condition, c’était capituler ; mais, après quelques hésitations, le chef maronite (et ceci prouve bien que même à ce dernier moment il cherchait moins une affaire qu’un prétexte avouable de l’éviter) accepta par écrit ces trois clauses. Il ne s’agissait plus que d’expédier le sauf-conduit quand, à la stupéfaction des intermédiaires, éclata subitement la fusillade. Le colonel turc des Cosaques venait de faire un mouvement d’attaque. Est-ce par ordre de Davoud-Pacha ? est-ce spontanément et par une simple inspiration de Turc ? est-ce par suite de quelque secret mot d’ordre apporté de Constantinople, où l’on aurait voulu prendre ainsi des précautions contre les scrupules, les défaillances possibles de Davoud-Pacha ? Même dans ces deux dernières hypothèses, il n’y aurait pas, à vrai dire, déplacement de responsabilité. Quiconque a eu l’occasion d’entendre jadis Davoud-Pacha sur ce chapitre des officiers turcs peut affirmer qu’en se servant d’eux le gouverneur savait très bien à quels guet-apens il s’exposait.

Une autre, peut-être deux autres préméditations mauvaises ressortent d’un second incident de l’action. A Gazir, un clairon druse de la milice indigène rend mal un ordre et sonne par erreur l’attaque. A l’appel erroné de ce clairon, soixante miliciens druses se démasquent et se précipitent sur les caramistes, pris au dépourvu. Pourquoi tous ces Druses et rien que des Druses ? Aux beaux jours de la politique de conciliation, Davoud-Pacha exhibait avec orgueil aux visiteurs français l’intelligent pêle-mêle de son rudiment de milice, où tout était disposé avec une science de combinaison qui frisait la puérilité pour que, dans les rangs, chaque Druse serrât le coude d’un Maronite et d’un Grec ; ainsi de suite. Davoud-Pacha était si heureux de son invention qu’il n’avait pas dédaigné de numéroter lui-même toutes les pièces de sa curieuse mosaïque libanaise. — Que signifiait donc à Gazir cette insolite concentration de Druses sur un point d’où ils devaient être seuls à se lancer, à la moindre erreur de sonnerie, sur les Maronites ? — Il y a dans toute cette question libanaise des symétries en quelque sorte mathématiques, fatales. La politique d’invasion y a pour corollaire naturel ou, ce qui revient au même, pour moyen nécessaire la politique de division : Maronites contre Maronites et Druses contre chrétiens[1].

  1. Hâtons-nous cependant de dire que, de l’un et l’autre côté, le bon sens national a refusé cette fois de mordre à l’hameçon. Dès les premiers mouvemens occasionnés par le retour de Caram, Davoud-Pacha avait déjà essayé de gagner l’émir Mélehem Raslan à l’idée de lover un contingent spécial de Druses pour l’envoyer au besoin contre les chrétiens du nord, et l’émir la repoussa net. « — Mais cela n’est-il pas arrivé dix fois sous votre émir Béchir ? s’écria Davoud-Pacha. — Oui ; mais ce qui ne tirait pas à conséquence sous l’émir Béchir serait considéré, après les affaires de 1800, comme la reprise de la guerre de races. » L’incident de Gazir n’était donc heureusement qu’un fait isolé auquel l’élément druse (si tant est qu’il ne fût lui-même ici victime de quelque surprise) n’a pu prêter qu’une complicité fort subalterne. Du côté des chrétiens, la résistance à la politique de division s’est manifestée d’une façon plus caractéristique encore. Les caramistes vaincus à Gazir racontaient dans leur fuite avec un naïf et patriotique orgueil que, de tous les soldats de Davoud-Pacha, les Libanais étaient les seuls qui se fussent bien battus.