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l’embouchure de l’Ergenth. Les côtes mêmes sont montueuses, et ça et là les montagnes finissent à pic comme des murs perpendiculaires battus éternellement par la vague furieuse. De la cime, de ces montagnes, qui en divers endroits égalent la hauteur des Pyrénées, descendent de nombreuses rivières et des torrens plus nombreux encore. Comment ne pas se rappeler à l’aspect d’un tel pays cette remarque d’un des plus grands observateurs de la famille pélasgique, Hippocrate : « tous ceux qui habitent un pays montueux, inégal, pourvu d’eau et soumis à de fréquentes variations dans les saisons, doivent être très propres à l’exercice, pleins de courage, et d’un caractère sauvage et féroce ? »

Ce pays d’aspect étrange offre dans un petit espace une grande variété de climats et de produits. Au bord de l’Adriatique, surtout dans la partie méridionale, l’hiver est aussi doux qu’à Naples ; rendue à la civilisation, cette contrée deviendrait un véritable Éden, Là grandissent les orangers, les citronniers, les grenadiers, les oliviers, les figuiers, des vignes dont on obtient un vin délicieux ; mais à mesure qu’on s’éloigne de la mer, la température change : à quinze ou vingt lieues des côtes, l’hiver est long et rude, la neige tombe en abondance et les rivières gèlent. Enfin sur certains sommets on atteint la région des neiges éternelles. Cet immense développement de montagnes, où ne manquent ni les vastes forêts ni les riches pâturages, est beaucoup plus favorable à la vie pastorale qu’à la vie agricole. Aussi l’Albanais n’est point laboureur comme le Bulgare, c’est un pâtre insouciant et belliqueux qui élève d’innombrables troupeaux, vit au grand air et au soleil, dédaigne également le foyer, la charrue et les livres. La vie de famille, la culture des champs, l’étude enfin lui paraissent inconciliables avec la virile énergie que le soldat doit s’attacher à conserver comme le plus précieux des biens de ce monde. Pour lui, l’existence intellectuelle se résume dans la poésie et dans l’éloquence, dans les chants qui transmettent à la postérité les exploits des braves, dans la parole qui donne l’ascendant au sein des conseils et qui n’exerce pas moins d’empire que la force, « car beaucoup, dit un proverbe toske, ébranlent les montagnes par un seul mot. »

Le clan est un système d’organisation sociale naturel aux pasteurs, et on sait qu’il a fallu les plus énergiques efforts de l’Angleterre pour amener les Celtes des hautes terres écossaises à y renoncer. En Albanie, le clan se nomme phar, mais on ne doit pas supposer qu’il y est composé uniquement des descendans du même père. Ce cas se présente sans doute. C’est ainsi qu’un long chant slave sur les Vassœvitch raconte comment ils descendent de trois frères, c’est ainsi encore qu’une tradition fait naître les Clementi du bel exilé Clemens et de la laide Bubec ; mais un phar peut être formé