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histoire intérieure est, pour ainsi dire, l’histoire des tentatives de ces dangereux auxiliaires pour renverser l’autorité des sultans. C’est beaucoup quand ils se contentent, comme Mahmoud à Scodra, Ali-Pacha à Janina, de créer dans leur propre pays des pachaliks à peu près indépendans ; les voici qui s’attaquent à la couronne même. Le chef d’un contingent albanais envoyé en Égypte, Redjeb-Agha, s’insurge au Caire et meurt héroïquement dans la bataille, montrant l’exemple et frayant la route à Méhémet-Ali ; celui-ci, fils d’un agha albanais, fonde la vice-royauté d’Égypte, et, sans une coalition européenne où la France refusa d’entrer, il ceignait la couronne des sultans.

Ces traditions ont une influence profonde sur l’esprit des populations albanaises ; la poésie populaire sait le nom et raconte les hauts faits des héros qui se sont illustrés dans la guerre contre les Turcs. Le chant qui montre Redjeb-Agha mourant au Caire en révolte ouverte contre son souverain ajoute que ses femmes et ses fils refusèrent de pleurer un homme qui avait eu une si belle mort, aussi glorieuse que la victoire, et que ses fils gardent en héritage son héroïsme et sa vertu. On se demande ce que deviendrait l’autorité déjà ébranlée de la Porte sur ces peuples belliqueux, si les sentimens de nationalité qu’ils manifestent avec tant de vivacité devenaient plus intelligens et plus élevés. La Porte sent bien le danger, et si elle l’a conjuré jusqu’à ce jour, elle le doit surtout à l’habileté, beaucoup plus grande qu’on ne le suppose, avec laquelle elle a su exploiter les antagonismes locaux, les différences de religion et de rite, surtout les prétentions féodales, l’esprit indisciplinable, la politique égoïste des clans, qui sont malheureusement la plaie des braves Chkipetars. On a pu voir, par le rôle des Albanais musulmans pendant la guerre hellénique, si la Porte savait tirer parti des causes d’antipathie, en apparence incurables, qui existent entre les populations indo-européennes soumises à son autorité. Un examen attentif des conditions naturelles et morales où est placée la nation albanaise peut seul nous apprendre si ce peuple triomphera des obstacles qui ont empêché sa résurrection, et s’il possède réellement là force mystérieuse qui rappelle les états à la vie.

Il suffit d’avoir la moindre idée du sol et du climat de l’Albanie pour comprendre le caractère des Chkipetars. L’Albanie est un pays hérissé de montagnes, dont la principale chaîne court du nord au sud parallèlement à l’Adriatique, à la distance environ de quarante minutes en longitude. Beaucoup de branches, composées en grande partie de monts aussi élevés que la chaîne principale, s’en détachent et se ramifient si bien sur toute la superficie du sol qu’elles le couvrent presque en entier, de façon à ne laisser dans leurs intervalles que des vallées, sauf la plaine qui se trouve vers