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Chkipetars. » Il n’en est pas ainsi de son compatriote l’Alsacien Gerfbeer, qui, devenu mahométan sous le nom d’Ibrahim-Manzour-Effendi, publiait à Paris, en 1827, ses Mémoires sur la Grèce et l’Albanie, Dominé par un patriotisme étroit et resté Alsacien tout en devenant musulman et soldat, Gerfbeer éprouve une répulsion instinctive pour ces populations turbulentes et guerrières, peu soucieuses de l’ordre, de la tranquillité, du bien-être, auxquels les races germaniques attachent tant de prix. De tous les Albanais, musulmans ou catholiques, dont il s’est occupé, les Mirdites trouvent seuls grâce à ses yeux pour leur bravoure, leur discipline et leur loyauté. L’étude que M. Cyprien Robert publia dans la Revue au mois d’août 1842 est beaucoup plus intéressante et plus vraie. M. Cyprien Robert se proposait plutôt cependant de donner une idée générale de la vie albanaise que de faire connaître l’origine de la langue des Chkipetars et leur littérature. Aussi ne s’occupe-t-il qu’en passant des chants populaires. De savantes publications faites en Italie, en Allemagne et en France permettent heureusement de revenir sur un sujet qui emprunte aux circonstances une incontestable opportunité. Tout concourt à mettre de nouveau en contact avec l’Europe occidentale les races albanaises qui habitent les deux rivages de la mer ionienne. Le sud de l’Italie renaît à la vie, et une activité extraordinaire se manifeste en même temps dans les ports de l’Italie orientale : Brindes (Brindisi) semble devoir reprendre son ancienne importance. Il est impossible que les nombreux voyageurs que le chemin de fer amène aujourd’hui à Brindes tardent à franchir le bras de mer au-delà duquel s’étend la côte albanaise. Les Italiens tournent déjà leurs regards vers ces « monts acrocérauniens que l’œil peut distinguer d’Otrante. » Tandis qu’ils cherchent à renouer les liens qui unissaient autrefois l’Albanie au monde civilisé, une autre nation pélasgique, les Hellènes, prend possession de Corfou, et l’étendard d’azur à la croix d’argent flottant en vue de l’Albanie renouvelle dans l’âme des Chkipetars chrétiens la mémoire des jours glorieux où des héros et des héroïnes de leur sang, les Tsavellas, les Botzaris, les Miaoulis, les Grivas, combattaient pour la cause de Souli et de la Grèce régénérée. De même le drapeau italien rappelle, d’Ancône à Palerme, aux descendans italiens des Chkipetars le moment glorieux où le général Garibaldi ouvrit les rangs de sa petite armée aux « braves et généreux Albanais » de l’Italie méridionale. Le passé de l’Albanie tel qu’il s’offre à nous dans ses chants populaires touche donc plus qu’on ne les pense aux questions du présent, et c’est toujours d’ailleurs un intéressant spectacle que celui d’un petit peuple traversant les épreuves de la conquête et de l’exil sans rien perdre des qualités qui font la force de l’esprit national.