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collective dont jouissent tous les peuples civilisés par suite de leur contact incessant les uns avec les autres et des emprunts qu’ils se font constamment dans les arts, les sciences et les mœurs, ne permet plus à personne d’ignorer la beauté des âpres défilés, des aiguilles de rochers, des pentes de glace ou de neige ; mais il est certain qu’en dépit des progrès accomplis successivement dans la compréhension de la nature, les Français ont moins contribué que leurs voisins à l’étude de leurs propres massifs de montagnes, de même qu’à l’œuvre plus générale de l’exploration du globe. Cette infériorité n’offre d’ailleurs rien d’absolu, et ne doit point être érigée en règle. Le nombre de ceux qui s’affranchissent de la routine journalière pour aller contempler la nature libre, soit dans les contrées lointaines, soit dans les limites mêmes de la patrie, augmente rapidement et ne peut manquer de s’accroître encore, grâce aux facilités de plus en plus grandes qu’offrent les voyages. Nul doute que si dans les collèges les enfans n’avaient pas à subir cette rude discipline qui a trop souvent pour résultat d’émousser toute individualité, et si l’état militaire ne venait pas ensuite, avec sa discipline plus terrible encore, prendre par centaines de mille et réduire à l’obéissance passive les jeunes gens les plus forts et les plus aventureux, les populations françaises rempliraient dans l’histoire des voyages et des découvertes le grand rôle auquel les destinait l’admirable position de leur domaine, situé à l’extrémité occidentale de l’Europe, entre la Méditerranée et l’Océan, entre les Alpes et les Pyrénées.

Le sentiment de la nature, comme le goût des arts, se développe par l’éducation. Le paysan, qui vit au milieu de la campagne et jouit en liberté de la vue des espaces verdoyans, aime sans doute instinctivement cette terre qu’il cultive, mais il n’a pas conscience de son amour et ne voit dans le sol que les richesses dormantes sollicitées par la culture. Le montagnard lui-même ignore le plus souvent la beauté de la vallée qu’il habite et des escarpemens qui l’entourent : il réserve toute son admiration pour les terrains unis des plaines, où l’on peut sans fatigue et sans danger marcher dans toutes les directions, où le fer de la charrue s’enfonce partout à une grande profondeur dans le sol fertile ; ce n’est qu’après s’être éloigné de ses montagnes et avoir parcouru la terre étrangère que l’amour du pays se réveille en son âme, et qu’il commence à comprendre par la nostalgie la splendeur grandiose des horizons regrettés. Toutefois, si l’éducation peut faire apprécier la nature à ceux qui n’en comprenaient pas encore le charme profond, elle peut aussi, lorsqu’elle est faussée, dépraver le goût et donner du beau des idées monstrueuses ou ridicules. C’est ainsi que les