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des montagnes hérissées d’arbres descendent jusque dans l’eau, étalant leur pyramide pendant que leur tête brouillée disparaît à demi dans les nuées grisâtres.

Au soleil levant, on prend une barque et on traverse le lac dans la vapeur transparente du matin. Il est large comme un bras de mer, et les petits flots d’un bleu plombé luisent faiblement. Le brouillard vague enveloppe le ciel et l’eau de sa grisaille. Par degrés il s’amincit, s’envole, et dans ses mailles plus rares on sent filtrer la belle lumière et la bonne chaleur. On chemine ainsi pendant deux heures dans la suavité monotone et molle de l’air demi-clair, agité par la brise comme par les petits coups d’un éventail de plumes ; puis l’ouverture se fait, et l’on n’aperçoit plus autour de soi qu’azur et lumière, — autour de soi l’eau, semblable à une grande étoffe de velours plissé, — au-dessus de soi le ciel, uni comme une conque de saphir ardent. Cependant un point blanc surgit, s’accroît, se détache : c’est l’Isola-Madre, enserrée dans ses terrasses ; le flot bat ses grandes dalles bleuâtres et saupoudre d’humidité ses feuillages lustrés. On débarque ; sur les parois du rebord, des aloès aux feuilles massives, des figuiers d’Inde aux larges raquettes, chauffent au soleil leur végétation tropicale ; des allées de citronniers tournent le long des murailles, et leurs fruits verts ou jaunes se collent contre les quartiers de roche. Quatre étages d’assises vont ainsi se superposant sous leur parure de plantes précieuses. Au sommet, l’île est une touffe de verdure qui bombe au-dessus de l’eau ses massifs de feuillages, lauriers, chênes-verts, platanes, grenadiers, arbres exotiques, glycines en fleur, buissons d’azaléas épanouis. On marche enveloppé de fraîcheur et de parfums ; personne, sauf un gardien. L’île est déserte et semble attendre un jeune prince et une jeune fée pour abriter leurs fiançailles. Toute tapissée de fins gazons et d’arbres fleuris, elle n’est plus qu’un beau bouquet matinal, rose, blanc, violet, autour duquel voltigent les abeilles ; ses prairies immaculées sont constellées de primevères et d’anémones, les paons et les faisans y promènent pacifiquement leurs robes d’or étoilées d’yeux ou vernissées de pourpre, souverains incontestés dans un peuple de petits oiseaux qui sautillent et se répondent.

Je n’étais plus capable de sentir les œuvres calculées de l’architecture, surtout les formes contournées et la décoration artificielle des derniers siècles. Les dix terrasses voûtées d’Isola-Bella, ses grottes de rocaille et de mosaïque, ses appartemens lambrissés de tableaux et peuplés de curiosités, ses bassins, ses jets d’eau, m’ont paru compassés et m’ont laissé froid. Je regardais la côte occidentale qui est en face, escarpée et toute verte, et qui semble vraiment faite pour le plaisir des yeux. Les hautes et pacifiques montagnes