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rasé, d’une seule couleur, enveloppé dans les plis sombres de la cape ; sous cet éclat extérieur, la fuite de la vie intérieure devient plus tragique ; l’homme est vide maintenant, et le débris livide, immobile qui reste de lui, n’est plus qu’une forme. En vain le front contracté garde la marque des sueurs de l’agonie, l’agonie vient de finir, et on sent maintenant de quel poids pèse la formidable main de la mort. Sous cette main, le corps est devenu subitement une sale argile, un amas de boue qui de lui-même va se défaire, et ne conserve que par une usurpation passagère l’empreinte de l’homme évanoui.


Les lacs, 8 avril.

Après trois mois passés devant des tableaux et des statues, on est comme un homme qui pendant trois mois a dîné tous les jours en ville : donnez-moi du pain et pas d’ananas.

On monte en chemin de fer l’esprit léger, sachant qu’à l’arrivée on trouvera des eaux, des arbres, des montagnes véritables, que les paysages n’auront plus trois pieds de long et ne seront plus enfermés dans quatre baguettes d’or. On regarde avec soulagement le beau pays fertile, onduleux, où les routes blanches font des rubans parmi les cultures vertes. On arrive à Monza, vieille petite ville célèbre au moyen âge, et on se garde bien d’aller voir la couronne de fer et les joyaux de la reine lombarde Théodolinde. On laisse là les véritables antiquités et tout le bric-à-brac historique. On a bien plus de plaisir à flâner dans les jolies rues ; tout au plus on regarde en passant la façade de la cathédrale, d’un gothique gai, italien, presque simple, où l’élégante chaire, demi-ogivale, demi-classique, parée de niches à coquilles et de colonnettes tordues, encadre parmi des trèfles et des ogives des figures sévères d’apôtres et de saints. Ces formes gracieuses ou belles laissent dans l’esprit une sorte de mélodie poétique ; elle continue dans la tête pendant que les jambes vaguent dans les rues ; la petite ville, agréable comme celles de notre Touraine, ne semble pas bourgeoise comme celles de notre Touraine. On remonte en voiture, et on laisse aller ses yeux sur les coteaux pleins d’arbres qui se suivent pour conduire la route jusqu’aux vieilles portes de Côme. Les hôtels sont sur le port, et des fenêtres on voit le grand espace d’eau bleue qui s’enfonce dans l’or du soir. Une estacade protège les barques, et la brume qui tombe enveloppe de sa moiteur les ondulations luisantes. La nuit est venue ; dans la noirceur universelle, les montagnes font un cercle plus noir autour du lac ; un falot, quelques lumières lointaines vacillent çà et là comme des étoiles survivantes ; la fraîcheur de l’eau arrive apportée par une petite brise ;