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les Kesraouanais eux-mêmes, et s’il les a maintenus dans l’isolement, dans l’état de révolte passive où ils s’étaient dès le début volontairement retranchés, c’est sous l’influence des inspirations mauvaises qu’à ses meilleurs momens, bien avant qu’il se préoccupât de ménager des occasions à l’occupation turque, il puisait en quelque sorte malgré lui dans ses intérêts spéciaux d’étranger.

Le Kesraouan, c’est-à-dire le Liban exclusivement chrétien et maronite, n’avait pas les mêmes raisons que le sud d’apprécier les bienfaits de la nouvelle administration. Le règlement de 1861, qui, par contraste avec l’affreux régime des caïmacamies, était pour les trois élémens chrétiens de la circonscription druse un progrès relatif assez sérieux, constituait purement et simplement pour le puissant groupe maronite du nord une déchéance[1]. Le contraste bien autrement marqué par lequel le gouvernement réparateur de Davoud-Pacha se recommandait aux populations mixtes était en second lieu beaucoup moins sensible pour le Kesraouan, où, sauf quelques exceptions locales, l’anarchie du précédent régime n’avait été de fait qu’un retour au système naturel du pays, à une sorte de fédération moitié féodale, moitié municipale, ayant pour modérateur et pour lien commun la solidarité de race et la prépondérance traditionnelle du patriarcat. La bénignité relative du mal suffirait à expliquer la dédaigneuse indifférence de ces populations envers le médecin ; mais, à défaut de leur reconnaissance, Davoud-Pacha était peu à peu parvenu à exciter agréablement leur fibre nationale. Son habile reculade devant la première émeute de Gazir produisit sur les lieux mêmes un si bon effet, que, peu après, une députation venait le supplier de se rendre dans cette bourgade pour y recevoir l’amende honorable des habitans désabusés. La susceptibilité qu’il mettait à se raidir contre les airs de protection et les empiétemens de juridiction de l’autorité turque de Beyrout, les luttes analogues qu’il eut à soutenir dans les deux premières années contre les agens anglais ne lui nuisirent pas non plus. Ses regrets, à tout propos manifestés, que la France ne le soutînt pas plus ouvertement et qu’elle se fît notamment si fort prier pour l’envoi d’instructeurs militaires, l’arrivée finale de ces instructeurs, qui fut considérée, lui aidant, comme un certificat tardif, mais d’autant plus réfléchi, d’autant plus concluant de ses tendances libanaises, le plaisir visible avec lequel il joua quelque temps au soldat, enfin sa préoccupation amenée de veiller à ce que l’élément maronite, par une sorte de compensation des iniquités du règlement, reprît au moins ses droits de majorité dans la milice indigène, tout venait ajouter à la

  1. Grâce aux réclamations de la France, un commencement de réparation a été accordé en 1864 aux Maronites, dont la représentation a été doublée. Ce n’est pas encore la restitution, mais c’est déjà la reconnaissance de leurs droits de majorité.