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peintres primitifs, Falconetto, Turodi, Crivelli, sont rangés d’après l’ordre des temps. L’un d’eux, Paolo Morando, mort en 1522, peuple une salle entière de ses peintures un peu raides, réelles, d’un fini extrême, où, parmi des figures copiées sur le vif, de beaux anges couronnés de lauriers annoncent l’approche de la forme idéale, tandis que la splendeur du coloris et l’habile dégradation des teintes indiquent le goût vénitien. On devrait regarder tous ces peintres ; ils sont les commencemens d’une flore locale ; mais il y a des jours où tout effort d’attention déplaît, on n’est plus capable que d’avoir du plaisir. On laisse là les précurseurs et l’on va aux deux ou trois tableaux des maîtres. Il y en a un de Bonifazio qui représente la reddition de Vérone au doge, éclatant et décoratif, où la plus franche imitation de la vie réelle s’avive et s’embellit de toutes les magnificences de la couleur. Des seigneurs habillés comme au temps de François Ier, en soie blanche lustrée et panachée de fleurs, apparaissent d’un côté du doge, tandis que de l’autre des conseillers assis font onduler la pompe de leurs grandes robes rouges. Le costume est si beau en ce temps-là qu’à lui seul il fournit matière à la peinture ; à toute époque, il est la plus spontanée et la plus significative des œuvres d’art, car il indique la façon dont l’homme entend le beau et veut orner sa vie ; comptez que, s’il n’est pas pittoresque, les goûts pittoresques manquent. Quand les gens aiment vraiment les tableaux, ils commencent à faire de leurs personnes un tableau ; c’est pourquoi le siècle des paletots et des habits noirs est mal doué pour les arts du dessin. Comparez à nos vêtemens de croque-morts décens ou d’ingénieurs utilitaires le superbe portrait de Pasio Guariento par Paul Véronèse[1]. Il est debout dans son armure d’acier rayée de bandes noires et chamarrée d’or. Son casque, ses gantelets, sa lance, sont à côté de lui. C’est un homme d’action, vaillant et gai, quoique déjà vieux ; sa barbe grisonne, mais ses joues ont les teintes un peu vineuses des mœurs gaillardes, sa pompe militaire et son expression simple sont d’accord. Tout se tient dans un homme, dehors et dedans ; il façonne d’après ses besoins intérieurs son costume, son ameublement, son architecture, toute sa décoration extérieure ; mais à la longue cette décoration agit sur lui. Je suis persuadé qu’une pareille armure devait faire d’un homme un buffle héroïque. Se bien battre, bien dîner et boire, parader superbement à cheval, il ne souhaitait rien au-delà. La vie cavalière et les sensations pittoresques le prenaient tout entier ; il n’avait pas besoin comme nous, gens de cabinet, de psychologie savante et fine, il aurait bâillé ; lui-même était trop peu compliqué pour prêter à nos analyses. À cause de cela, l’art central du siècle est non pas

  1. 1556.