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REVUE DES DEUX MONDES.

VOUS avez donc tout deviné ? Quelle fortune ! Avez-vous vu passer ce matin M. de Croix-de-Vie de l’autre côté de la rivière ? N’a-t-il point regardé vos fenêtres en passant ? Lorsqu’il reviendra ce soir…

— Prenez garde, fit Violante en le repoussant, le cheval qui le porte pourrait bien repasser sans son cavalier tout à l’heure. Le marquis a trente-trois ans, mon père !…

— Violante !…

— Et que dirait-on alors ? Que le cheval était ombrageux et qu’il l’a tué…

— Eh quoi ! balbutia M. de Bochardière, vous ajoutez foi à ces bruits du peuple, vous croyez…

— Et si cela arrivait, que deviendraient vos projets, mon père ?

— Au moins, dit l’avocat en reculant, laissez-moi parler, laissez-moi vous dire…

— Certes, reprit Violante, il vaudrait mieux que cet accident fatal auquel sont soumis tous ceux de sa maison voulût bien se faire attendre encore. Plût à Dieu qu’il n’arrivât qu’après la consommation de cette fortune éblouissante dont vous me parliez à l’instant ! Qu’importerait alors ? Votre fille serait marquise. Il y aurait deux douairières de Croix-de-Vie, et votre ambition aurait son auréole, mon père ! Vous seriez heureux, mais moi…

— Vous ! balbutia-t-il, essayant de sortir ; Violante, je vous quitte, je cède la place à votre folie.

— Oh ! dit-elle en l’arrêtant, il n’y a qu’une chose mon père, une seule chose que vous ayez oubliée dans ce beau rêve, c’est mon bonheur à moi. Si j’épousais le marquis de Croix-de-Vie, serait-ce donc tout ? Et si j’allais l’aimer ?

— Si vous l’aimiez…

— Oui, s’écria-t-elle, si je l’aimais et qu’il mourût…

Il sortit… Violante frémissait de tout son être. L’avocat pourtant aurait dû savoir que sa fille s’armait quelquefois d’une épée de feu comme les anges. Elle ne se repentait point de la justice qu’elle venait de rendre, elle pensait que les enfans mêmes ont à de certains instans le droit de châtier les pères, et cependant un torrent de larmes sèches et brûlantes jaillit de ses yeux tout à coup. Elle connaissait bien son courage, elle défiait qui que ce fût au monde de contraindre sa volonté et de réduire son âme, elle était forte, mais aussi elle se sentait femme. En ce moment, la fière et opulente Mlle de Bochardière aurait donné sa main sans regrets au premier qui fût venu la lui demander, pourvu qu’il eût le visage d’un honnête homme. L’idée lui vint de quitter le manoir, de fuir, de retourner dans son cher Jura, où les pierres mêmes se lèveraient