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avait encore tracé ces mots au crayon : « pour être imprimé quand il plaira à Mme la marquise douairière de Croix-de-Vie d’en donner l’ordre à son serviteur. »

Oui, tout le monde connaissait la fin de Martel IV de Croix-de-Vie, l’aïeul du marquis actuel. Il avait passé la Loire le 22 décembre 1793 sur des bateaux de pêcheurs conquis l’épée à la main après la déroute de Savenay ; il était suivi d’une centaine d’hommes, tout ce que Marceau avait laissé debout de la grande armée vendéenne. Il avait osé, l’année suivante, avec les débris qui ne voulaient pas se rendre, harceler les colonnes infernales de Thureau sur la rive gauche du fleuve. Et lorsque de ses compagnons il ne restait plus que trente, il avait poussé la témérité jusqu’à dresser une embuscade à un bataillon de bleus qui traversait la forêt de Croix-de-Vie. Ils étaient trente ; il y en eut dix-huit à qui le cœur manqua avant l’exécution de cette chose folle ; il y en eut onze qui s’enfuirent au moment où l’on entendit le pas de l’ennemi. Le marquis seul se jeta en avant et tomba percé comme un crible. Voilà cette fin héroïque. Oh ! Violante n’avait garde de l’ignorer ; son père cent fois la lui avait redite… Mais Martel III, père de Martel IV, qui avait trouvé en pleine paix une mort douloureuse ? Mais Martel II, qui n’avait point été tué pendant la bataille ?… — Eh bien ! dit-elle en jetant le livre, que m’importe ?…

Elle sortit à la hâte de cette chambre, de cette tour maussade, se disant qu’elle n’y était entrée que pour y trouver une source nouvelle d’agitation et d’inquiétude, une sotte passion qu’elle ignorait auparavant ; jamais elle n’avait rien ressenti de pareil, jamais la curiosité de l’inconnu n’avait tenu de place dans sa vie. C’est apparemment un sentiment qui ne rend point l’âme satisfaite ; un trouble étrange l’accompagne. Violante avait besoin de secouer une torpeur inexprimable qui demeurait à présent dans tout son être. D’abord elle se jura d’oublier ce qu’elle venait de lire, au moins de s’en distraire et de n’y songer de longtemps. Maintenant elle voulait respirer une libre atmosphère, contempler le ciel au-dessus de sa tête et ranimer son esprit par une marche rapide.

Elle traversa les jardins, descendit les degrés de la dernière terrasse qui menait à la berge de la Sèvre et suivit ce chemin, le seul dans les alentours qui put lui plaire, parce que, si lente que soit une rivière, tout frémit, tout s’agite sur ses bords ; le flot lui-même se meut et parle, c’est la nature animée ; le mélange de la terre et de l’eau fait une harmonie vivante. Violante s’avançait lestement, traînant, sans aucun souci dans l’herbe, avec sa grâce volontiers maladroite et toujours un peu altière, les longs plis d’une jupe de soie violette, car Mlle de Bochardière, ainsi que le lui permettait le