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LES SEPT CROIX-DE-VIE.

yeux clairs et vagues, couleur de l’eau, on reconnaissait son origine. C’était un de ces gigantesques danois employés encore aujourd’hui dans le nord de l’Europe à chasser l’ours, race à peu près perdue chez nous et dont les descendans bâtards ne sont plus guère que des chiens de garde.

— Va, lui dit Chesnel en se penchant vers lui et en le flattant de la main, tu es beau, tu es fort, et tu es le dernier de ta race.

— J’ai peur, dit l’abbé, que ce pauvre Magnus ne soit bon qu’à rappeler à mon cousin ses chiens d’autrefois et la chasse qu’il aimait.

— Qui s’est condamné à ne plus chasser ? répliqua Chesnel en se relevant brusquement. C’est lui-même. — Mme la marquise, dix fois, l’année passée, lui avait dit : Je crains la chasse, Martel. — Et moi, est-ce que je ne la craignais pas ? Pourtant je ne disais rien.

— Hélas ! fit l’abbé, il a deviné la pensée de sa mère ; mais es-tu bien sûr qu’il dorme, Chesnel ?

— Depuis une heure ; il va s’éveiller sans doute. Chesnel posa son flambeau sur une table. L’abbé se laissa doucement aller sur un fauteuil qui était là, car il sentait bien que cette course un peu précipitée qu’il venait de faire à travers le dédale du château était longue, et puis ce fauteuil était bon, il le connaissait. La grande galerie du nord avait reçu un ameublement somptueux et commode par les soins de la marquise, lorsque, cinq ou six ans auparavant, Martel VI de Croix-de-Vie en avait fait choix pour son appartement. Bien des choses y étaient presque modernes, un riche tapis couvrait les dalles ; de précieuses consoles du style Louis XIV le plus magnifique et le plus sévère s’élevaient dans l’intervalle des croisées ; il n’y avait point d’ornemens aux murailles : rien qu’une tenture brune et une longue suite de portraits. À peine M. de Gourio était-il assis, laissant errer nonchalamment ses regards par toute la galerie, qu’une pensée soudaine lui vint qui gâta sa béatitude ; il leva les yeux, il reconnut la peinture suspendue au-dessus de sa tête, et, si peu ouvert qu’il fût aux impressions extérieures, l’abbé au bois dormant ne put s’empêcher pourtant de tressaillir.

— Pourquoi ce changement ? balbutia— t-il. Pourquoi Martel a-t-il fait traîner jusqu’ici ce fauteuil et cette table ?

Chesnel, demeuré debout, regardait le tapis.

— Monsieur l’abbé, dit-il au bout d’un instant, je voudrais savoir de vous si tout ce que l’on dit est vrai, et s’il y a encore une révolution.

— Si cela est vrai ! dit l’abbé, mais ne sais-tu pas ?…