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LES SEPT CROIX-DE-VIE.

matin, quand on ouvrait sa fenêtre, on l’entendait s’écrier avec une rouge colère : — C’est ici l’autre côté du monde habité ; voici ma muraille de la Chine ! — Jamais elle n’avait pu s’accoutumer à ce désert. Et cependant, parmi ces trente-quatre années, la main implacable du temps en avait marqué une au château d’une trace si sanglante et si redoutable qu’il ne semblait plus devoir demeurer, après tant de malheurs, à celle qui était devenue la douairière de Croix-de-Vie, d’autre pensée que la solitude ; mais la marquise n’était pas femme à se détacher ainsi de la vie, comme un rameau foudroyé qui tombe.

C’est que la fatalité n’a de force que contre ceux qui la voient là, sans cesse devant leurs yeux, le bras levé, le glaive tout prêt, contre ceux dont l’âme est pleine de l’œuvre inéluctable qui doit et va s’accomplir. Pour la douairière de Croix-de-Vie, il ne pouvait y avoir d’événement si terrible qu’il effaçât à jamais en elle le goût des choses qui ne sont rien, le charme des petits souvenirs, les petits triomphes et les piquantes aventures de la jeunesse ; elle ne pouvait ressentir de si funeste épouvante qui fût bien durable et qui l’emportât sur les vaines terreurs du moment présent. L’aimable et frivole marquise aurait vu périr le dernier de sa race qu’elle aurait versé sur lui de cruelles larmes ; mais elle n’était point de ceux en qui le désespoir ne laisse rien debout et ne permet plus de rien craindre. Dans sa douleur même, elle se serait encore inquiétée de la sécurité du lendemain et de cette révolution, que le plus sérieusement du monde elle croyait dirigée contre elle.

— Mes amis ! s’écria-t-elle, que se passe-t-il là-bas ? Je me meurs de ne point le savoir. Là-bas, derrière ces arbres… Monsieur de Bochardière, ne m’entendez-vous pas bien ?… Ils ont mis la ville en feu peut-être ! Mais non, ils commenceront par les châteaux, comme toujours.

— Madame, dit l’avocat, ils s’amusent. Ils ont planté hier un beau mai sur la grande place.

— Le clergé l’a béni, murmura l’abbé de Gourio en levant les épaules.

— Je crois qu’ils appelaient cela autrefois un arbre de la liberté, reprit la marquise. N’ont-ils rien fait d’autre ? Il n’y a pas grand mal, ce me semble, jusqu’à présent.

— Non, reprit l’abbé, vraiment non, il n’y a pas de mal.

— René, vous ne jugez pas assez vite pour juger bien ! s’écria Mme de Croix-de-Vie. Et puis je vous supplie de ne jamais entrer dans mes idées, vous m’en feriez changer tout de suite. Je vous dis, moi, que tout cela est fort menaçant, je vous dis que le péril