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anticipations ; puis on aurait eu à se débrouiller entre les artifices de la gravure et les prodiges de la chimie, entre les fausses quittances destinées à couvrir des exemptions frauduleuses et d’autres quittances trop authentiques, mais devenues comme par enchantement illisibles, afin de dissimuler les profits particuliers des collecteurs subalternes[1]. Cette inextricable enquête terminée, à qui enfin réclamer justice ? On a vu ce que pouvaient les deux tribunaux de caïmacamie et même les caïmacams. Il n’y avait donc ici en définitive de recours possible qu’auprès du délégué de la puissance suzeraine ; mais attendre du pacha de Beyrout qu’il mît les caïmacams en demeure et en position de refréner les excès de la féodalité, c’est-à-dire de tarir la source même de toute cette corruption mutuelle des individus par les institutions et des institutions par les individus, autant demander à l’empoisonneur le contre-poison.

S’il faut s’étonner d’une chose, c’est que la Porte ait encore jugé insuffisant ce travail de désorganisation, qui marchait si bon train. Les amis mêmes du Liban croyaient si bien au naufrage de tout esprit public, à l’impossibilité de créer un ordre quelconque avec les élémens indigènes, que le pacha de Beyrout et ses inspirateurs ont véritablement commis une imprudence gratuite en tentant de brusquer le succès par la retentissante affaire des massacres. Il était déjà très à la mode de dire que l’administration directe des Turcs ne pourrait pas donner pire, qu’autant valait leur laisser purement et simplement confisquer ce reste peu regrettable d’autonomie, et qu’une fois officiellement responsables du mal, ils cesseraient du moins d’en être les instigateurs pour en devenir les modérateurs intéressés. Qu’a-t-il fallu cependant pour guérir cet esprit public réputé incurable, pour le transformer d’emblée en auxiliaire de cette légalité envers laquelle il avait droit de n’éprouver que haine ou dédain, ne l’ayant successivement connue qu’oppressive ou impuissante ? Que la légalité devînt une garantie, — qu’elle se révélât. On a vu avec quel empressement la vendetta abdiquait devant la première intervention de la justice criminelle. Pour réconcilier les masses avec la justice civile et le fisc, Davoud-Pacha n’eut encore qu’à ne pas interpréter à la turque les quelques principes de droit européen qui, au milieu de tant de clauses désorganisatrices, s’étaient glissés dans le règlement de 1864.

C’est de la constante substitution de la force au droit qu’était né le mal ; c’est par une application rigoureuse du principe de l’égalité devant la loi que Davoud-Pacha entreprit la guérison. Le règlement de 1861 laissait à cet égard le champ libre. En abolissant

  1. Je voulais un jour consulter quelques notes de voyage tracées dans la montagne avec la première encre venue ; je fus surpris de n’avoir plus sous les yeux que quelques taches indéchiffrables. « C’était de l’encre à reçu, » me dit simplement un Arabe.