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barrière entre l’empire indien et le Thibet, c’est surtout en raison du caractère sauvage de ses habitans. Soumettre ceux-ci, c’est ouvrir aux entreprises britanniques un nouveau champ d’activité. Là est sans doute l’intérêt le plus vif de la guerre actuelle, là est le motif principal par lequel elle est digne d’attirer l’attention.

N’est-ce pas en vérité un spectacle éternellement neuf et curieux que la lutte entre deux peuples voisins, lorsque l’un d’eux a atteint le plus haut degré de civilisation de l’heure présente et que l’autre est encore plongé dans les ténèbres de la barbarie ? L’un veut mettre en valeur les richesses enfouies dans le sol au profit général de l’humanité ; l’autre veut se réserver la jouissance étroite et exclusive des domaines qu’il a toujours possédés. C’est un débat qui se poursuit de nos jours presque en chaque région du globe. A aucune époque, les races civilisées n’ont été si envahissantes, les races sauvages n’ont été si refoulées. En aucun temps non plus, les caractères de la lutte n’ont été si variés. En Amérique et en Australie, où des peuples doués d’une liberté politique extrême sont en regard des tribus les plus barbares que l’on connaisse, la conquête a quelque chose de cruel. Comme s’il ne pouvait y avoir aucune ligne de contact entre des nations qui sont aux antipodes morales l’une de l’autre, la plus faible est vouée à une destruction fatale par on ne sait quelle déplorable loi de la nature. La guerre d’homme à homme y est à l’état permanent. Dans l’extrême Orient, ce n’est plus la barbarie, c’est une civilisation en retard qui s’élèvera peut-être au niveau de la nôtre : aussi la conquête est moins brutale. En Chine, au Japon, les Européens s’infiltrent par des voies plus pacifiques que militantes ; pied à pied, ils s’insinuent dans le pays, mais souvent en corrompant les indigènes plus qu’ils ne les améliorent. Dans ces deux cas, l’envahissement s’opère à pas lents, par l’influence persistante des volontés individuelles. Sur certaines frontières au contraire, telles que celles du Bhotan, défendues à la fois par des obstacles naturels et par le caractère belliqueux des habitans, la victoire n’appartient qu’aux bataillons. La conquête n’est plus l’œuvre du temps ou l’effet d’une désagrégation progressive des mœurs et coutumes du pays, c’est le résultat d’une guerre énergique plus ou moins prolongée. On en suit les phases, on en mesure les progrès. Plus d’intérêt s’attache, il nous semble, à ces peuplades guerrières qui savent au moins défendre leurs domaines. On ne désire pas que la victoire leur reste, puisque tout territoire acquis par un peuple colonisateur est acquis aussi à l’humanité entière ; mais on ne peut du moins leur refuser quelque estime.


H. BLERZY.