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backchich, c’est-à-dire au moyen de quelques messes, le faux témoin maronite ne prenait réellement au sérieux que le serment devant saint Elie, et malheureusement saint Élie n’avait pas ses entrées officielles au medjlis. Quant au faux témoin druse, il trouvait de surabondantes sûretés de conscience dans la morale ultra-utilitaire qui, de ce côté-là, constitue le credo des masses. L’imitation des signatures, que rend très facile la coutume arabe de signer au moyen d’un simple sceau, tirait encore moins à conséquence ; tel personnage, qui ne passait que pour prudent, collectionnait et faisait graver sur cuivre les cachets de ses amis et connaissances, afin d’opposer au besoin de faux certificats de libération aux faux titres de créance qui pouvaient être exhibés contre lui. S’il y avait ici deux faussaires, il n’y avait du moins qu’une dupe. Toujours est-il que le système de fraudes et de contre-fraudes engendré par l’impuissance ou la vénalité de la justice ne tendait à rien moins qu’à la cessation absolue des transactions. Au temps de l’émir Béchir, le taux de l’intérêt, qui dans les pays de régie turque s’élevait en moyenne à trente pour 100, ne dépassait pas dans le Liban quinze et dix-huit ; or moins de vingt ans après l’agriculture libanaise ne trouvait à emprunter, même sur gages immobiliers, qu’à raison de quarante-huit pour 100.

Le système fiscal était une autre source d’iniquités officielles, une autre école de démoralisation privée et politique. À première vue, le Liban pouvait passer pour l’Eldorado des contribuables. Le total de l’impôt ostensible était fixé une fois pour toutes au modeste chiffre de trois mille cinq cents bourses (moins de 380,000 francs pour une population qui n’est pas inférieure à trois cent mille âmes), et fourni par deux taxes très équitables : l’une foncière et calculée sur le revenu des terres, l’autre personnelle et répartie à l’amiable entre les habitans de chaque village proportionnellement à leurs moyens ; mais cet impôt, en apparence si modéré et si libéral, constituait a lui seul, indépendamment du pillage dont il devait fournir le prétexte, une exaction pure et simple. Il n’était la rémunération d’aucun service public, et manquait ainsi de la seule condition qui pût le légitimer aux yeux des contribuables. Une partie revenait à titre de tribut à la Porte, ce qui constituait une perte sèche, et le reste était intégralement retenu, à titre de liste civile, par les deux caïmacams, qui ne dirigeaient rien, ne surveillaient rien, ne protégeaient rien. En dehors de cette charge purement onéreuse de trois mille cinq cents bourses, il y avait donc un impôt très réel, très lourd et presque illimité dont on ne parlait pas : c’est celui que les cheiks et leurs agens, à titre d’indemnité de leurs fonctions fiscales et municipales, prélevaient sous forme de logemens,