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malheureux, séparés de leur escorte, n’osaient se défendre par crainte qu’il ne leur arrivât pis. Enfin on eut l’air de leur faire réparation de ces outrages, et ils furent libres de se retirer dans leur camp.

Partir à l’improviste était presque impossible, car ils n’avaient pas assez de vivres ; d’ailleurs ils n’avaient pas une escorte assez nombreuse pour résister au cas où les Bhotanèses se seraient opposés à leur départ. Il n’était pas facile de se mouvoir en ce pays de montagnes avec une suite de cent cinquante coulies, dont quelques-uns étaient malades et à peine capables de marcher. M. Eden lui-même était pris de la fièvre. Il se résigna donc à en passer par les conditions léonines que le tongso penlow voulait lui imposer. Un traité fut préparé, portant en substance que les Dooars seraient restitués au gouvernement du Bhotan. L’envoyé britannique signa en ajoutant à sa signature deux mots, under compulsion, pour indiquer que cet acte lui était extorqué par force. On lui permit alors de se ravitailler. Pendant ce temps, les présens, qui avaient été laissés en arrière, arrivèrent et furent distribués aux principaux chefs. La mission fut libre de partir ; elle était de retour à Darjeeling vers le 15 avril 1864.


III

Dès que les détails de cette malencontreuse ambassade furent connus, la conduite de M. Eden fut le sujet d’appréciations très diverses. Les uns lui reprochaient d’avoir compromis l’honneur du nom anglais en se pliant aux volontés des Bhotanèses ; il fallait, à leur avis, que l’envoyé britannique ne s’avançât pas dans les montagnes sans être suivi d’une escorte assez nombreuse pour inspirer le respect. En aucun cas d’ailleurs, disait-on, il n’eût dû apposer sa signature sur un traité honteux. De leur côté, les partisans de M. Eden répondaient qu’il s’était tiré le moins mal possible de la situation fâcheuse où le gouvernement l’avait poussé, et qu’il avait eu du moins le mérite de ne pas compromettre la liberté d’action du gouverneur-général, puisque le prétendu traité était nul de plein droit. M. Eden avait réussi à ramener sains et saufs les deux ou trois cents hommes qui l’avaient accompagné ; était-il libre de s’arrêter en route et de revenir sur ses pas avant d’avoir atteint Poonakha ? N’eût-il pas alors donné plus de prise aux reproches de pusillanimité ? Au fond, le blâme devait plutôt atteindre le gouvernement de l’Inde, qui s’était mépris sur le caractère des Bhotanèses, et avait traité ces barbares en gens civilisés. Voilà quelles réflexions cette affaire inspirait. A en juger à notre point de vue français, nous pouvons dire que M. Eden, dès le début des négociations, s’était montré tolérant au-delà des limites que l’esprit de