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réciproques ; ils entrèrent dans ce rôle sans scrupules, ne comprenant guère au juste peut-être ce dont on leur parlait, mais déterminés à coup sûr à n’en tenir aucun compte. Les Anglais, se dirent-ils, aiment mieux parler qu’agir. Cependant, le capitaine Pemberton étant revenu de sa mission avec la conviction bien arrêtée qu’il n’y avait aucun espoir de rien obtenir par la voie diplomatique, le gouvernement de l’Inde se décida enfin à user de rigueur ; malheureusement il ne sut prendre qu’une demi-mesure. Il déclara qu’il annexait une partie de la région des Dooars où les Bhotanèses étaient établis depuis longtemps ; mais en même temps il consentit à leur payer une somme annuelle de 10,000 roupies en compensation de la perte de revenu que cette annexion était supposée leur faire éprouver. Les Anglais devenaient à leur, tour les tributaires de leurs barbares voisins. N’était-ce pas pousser trop loin le respect dû à une nation limitrophe qui n’avait respecté aucun droit de voisinage ? Ceci se passait à l’extrémité orientale du Bhotan ; de l’autre côté, juste au-dessous de Darjeeling, un arrangement semblable intervenait au sujet de l’état d’Ambaree-Fallacotah, qui passait aussi sous la domination anglaise, la compagnie des Indes s’engageant bénévolement à verser chaque année aux Bhotanèses le revenu net qu’elle en pourrait tirer. Au fond, le gouvernement de l’Inde n’envisageait sans doute cette double annexion que comme une simple question de police des frontières. Il ne voulait ni étendre son territoire, ni infliger une punition à des voisins coupables. Il désirait seulement assurer la paix et la tranquillité de ses sujets indigènes. La question de dignité mise à part, il eut au moins le tort de ne pas s’apercevoir que le remède était inefficace, car il ne faisait que déplacer le théâtre des difficultés.

En effet, les Bhotanèses, qui s’étaient bien gardés de rançonner les habitans des Dooars tant que le pays leur appartint, n’eurent plus les mêmes scrupules lorsque ceux-ci furent devenus sujets britanniques. Ils n’eurent plus besoin d’aller si loin ; ils trouvèrent matière à déprédation au pied même de leurs montagnes. Au reste il est juste de convenir que les habitans de la vallée ne se faisaient pas faute, eux non plus, de piller les villages de la frontière. Parmi les documens relatifs à cette affaire qui ont été présentés au parlement anglais se trouve une lettre par laquelle un Anglais établi dans ce pays se plaint qu’on lui a volé un éléphant. « Si le gouvernement ne veut pas me faire rendre justice, ajoute-t-il, qu’il me permette au moins de me faire justice moi-même par les moyens qui sont en mon pouvoir. » Il paraît établi que les déprédations, bien que plus graves et plus habituelles de la part des gens de la montagne, étaient réciproques. D’un côté comme de l’autre, la frontière était un lieu d’asile pour les malfaiteurs.