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toutes les anfractuosités des muscles ; il a attendu des années, il peut bien attendre encore : il rêve la face en l’air, sentant le soleil qui réchauffe son vieux sang. — Par ce goût du réel et du colossal, par ces violens contrastes de l’ombre et de la lumière, par cette fougue qui l’emporte jusqu’au bout de son idée, par cette audace qui le conduit à étaler son idée tout entière, il est le plus dramatique des peintres. Delacroix aurait dû venir ici ; il y eût trouvé un de ses ancêtres, aussi sensible que lui à la vérité crue, à la passion effrénée, aux effets d’ensemble, à la puissance morale des couleurs, mais plus sain, plus sûr de sa main, et nourri par un siècle plus pittoresque dans un sentiment plus large de la grandeur corporelle. Nul tableau de Delacroix ne laisse une impression plus poignante que le Saint Roch parmi les prisonniers. Ils sont dans un vaste cachot sombre, sorte d’ergastule antique où des barres de fer, des carcans, des chaînes tendues meurtrissent et disloquent les membres par un tourment lent et prolongé. Le saint apparaît ; un misérable rivé par le cou relève vers lui sa tête tordue ; un autre, du fond d’une fosse grillée, colle son visage contre les barreaux. Des échines roussâtres et sillonnées de muscles, des poitrines couleur de rouille, des têtes fauves comme des crinières de lion, des barbes blanches lumineuses, apparaissent au milieu de l’obscurité sépulcrale ; mais plus haut, dans les noirceurs charbonneuses de l’ombre, flottent des figures délicieuses, des robes de soie argentées, des tuniques de violette pâle, des cheveux blonds rayonnans : c’est la visitation d’un chœur angélique.

Quand on a parcouru l’église et les deux étages de la scuola, il reste encore une grande salle à visiter, l’albergo ; murs et plafonds, Tintoret l’a aussi tapissée de peintures. On a beau se dire qu’on est las, accuser le peintre de surabondance et d’excès, sentir que ces quarante immenses tableaux ont été faits trop vite, et plutôt indiqués qu’exécutés, qu’il outre-passe les forces du spectateur et les siennes. Vous entrez, et vous vous trouvez encore des forces, parce qu’il vous en rend malgré vous. Des vierges, des femmes renversées nagent dans les caissons du plafond, et leur ample beauté, les splendides rondeurs de la chair noyée d’ombre se déploient avec des richesses de tons inexprimables. Un Portement de croix se développe sur l’escarpement tournant d’une montagne ; le Christ, la corde au cou, est tiré en avant, et la sauvage procession escalade les rocs avec l’élan douloureux et furieux d’une passion de Rubens[1]. De l’autre côté, le pauvre Christ est debout devant Pilate, et le long suaire blanc qui l’enveloppe tout entier tranche avec une

  1. Même scène au musée de Bruxelles, par Rubens.