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cabrés sous leurs housses d’écarlate, ses gardes et ses nègres chamarrés de rouge et de vert, ses simarres étoilées de ramages tortueux et de dessins lustrés, surtout l’étonnante diversité de ses têtes et l’harmonie paisible qui s’exhale comme une musique de son coloris argenté, de ses figures sereines et de ses amples décorations ! Si Titien est le souverain et le dominateur de l’école, Véronèse en est le régent et le vice-roi. Si le premier a la force et la grandeur simple des fondateurs, le second a le calme et le beau sourire des monarques incontestés et légitimes. Ce qu’il cherche et trouve, ce n’est pas le sublime ou l’héroïque, la violence ou la sainteté, la pureté ou la mollesse : tous ces états ne montrent la nature que par une face, et indiquent une épuration, un effort, un affaiblissement ou un raidissement ; ce qu’il aime, c’est la beauté épanouie, la fleur ouverte, mais intacte, au moment où ses pétales roses se sont tous dépliés sans qu’aucun d’eux soit encore flétri. Il a l’air de s’adresser à ses contemporains et de leur dire : « Nous sommes des créatures nobles, Vénitiens et grands seigneurs, d’une race privilégiée et supérieure. Ne retranchons et ne comprimons rien de nous-mêmes ; esprit, cœur et sens, tout en nous est digne de bonheur. Donnons du bonheur à nos instincts et à notre corps comme à notre pensée et à notre âme, et faisons de la vie une fête où la félicité se confondra avec la beauté. » — Mais on peut voir au Louvre plusieurs de ses grandes œuvres, et tu le connaîtras bien mieux par un tableau de lui que par un raisonnement de moi. Au contraire, il y a un homme de génie, Tintoret, dont l’œuvre presque entière est à Venise. On ne soupçonne pas ce qu’il vaut tant qu’on n’est point venu ici. Puisqu’il me reste un jour, je vais le passer avec lui.

On ne trouvera pas au monde un plus puissant et un plus fécond tempérament d’artiste. Par beaucoup de traits, il ressemble à Michel-Ange. Il approche de lui par l’originalité sauvage et l’énergie de la volonté. Au bout de quelques jours, Titien son maître, voyant des esquisses de lui, devient jaloux, s’alarme, et le renvoie de son école. Tout enfant qu’il est, il décide qu’il apprendra et parviendra sans aide. Il se procure des plâtres d’après l’antique et d’après Michel-Ange, va copier les peintures de Titien, dessine d’après le nu, dissèque, se fabrique des maquettes de cire et de craie, les drape, les suspend en l’air, étudie les raccourcis, et travaille avec acharnement. « Partout où il s’exécute un ouvrage de peinture, il est présent, » et apprend son métier en voyant faire. Sa tête fermente, et ses conceptions l’obsèdent tellement que, contraint de s’en décharger, il va avec les maçons à la citadelle et trace des figures autour de l’horloge. Cependant il s’est exercé avec le