Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/165

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

drapée un patriarche guerrier des croisades, un vieux héros des batailles maritimes, un lutteur musculeux et athlétique, une mine farouche et grandiose de podestat ou de sultan, une dure tête impériale ou consulaire, et en même temps ou tout à côté un grossier soudard aux veines enflées, le masque vulgaire d’un vieux juge à lunettes, un mufle bestial d’Esclavon barbu, l’échine rougeâtre et le regard sauvage d’un rameur de la chiourme, le crâne aplati et l’œil de vautour d’un Juif aigre, la jovialité féroce d’un bourreau gras, toutes les vagues parentés par lesquelles la nature humaine rejoint la nature animale. Par cette intelligence des choses réelles, le champ de l’art se trouve décuplé. Le peintre n’est plus réduit, comme les maîtres classiques, à varier imperceptiblement les quinze ou vingt nuances du type accepté. L’infinie diversité de la nature, avec ses hauts et ses bas, lui est ouverte ; les plus forts contrastes sont sous sa main ; chacune de ses œuvres est riche autant que nouvelle ; le spectateur trouve chez lui, comme chez Rubens, une image complète du monde, une physiologie, une histoire, une psychologie en raccourci. Au-dessous du petit olympe sublime où siègent quelques figures grecques, contemplées éternellement par des orthodoxes agenouillés, l’artiste a pris possession de la grande terre peuplée où se renouvelle incessamment la floraison des choses. L’accident, l’irrégularité, tout lui est bon ; ils sont une partie des forces qui font couler la sève humaine ; les bizarreries, les déformations, les excès ont leur intérêt comme les épanouissemens et les splendeurs ; son seul besoin est de sentir et de rendre la puissante poussée de la végétation intérieure qui soulève la matière brute et la dresse en formes vivantes sous la chaleur du soleil. Voilà les idées qui se pressent dans l’esprit lorsqu’on revoit ses peintures à Saint-Roch, à la Salute, à San-Giovanni, lorsqu’on pense à celles de Rome, de Naples, de Florence, à celles de Blenheim et de Londres. On s’arrête dans cette église de Santa-Maria della Salute ; on sourit devant les jolies communiantes roses et rondes de Luca Giordano. On laisse là les décorations prétentieuses et les statues affectées que les artistes du XVIIe siècle ont étalées sous les voûtes. On comprend ce que vaut le génie simple et robuste qui ! se contente d’imiter et de fortifier la nature. On regarde au plafond du chœur, puis à la sacristie, la mâle figure romaine d’Habacuc, le masque bronzé et tragique d’Élie, presque noir sous sa mitre blanche, un saint Marc chauve qui se renverse en arrière, d’une figure si fière et colorée par un si beau reflet de jeunesse qu’on y sent la vitalité de grandes races invincibles à l’attaque des ans. Surtout on revient devant les peintures du plafond : Goliath tué par David, Abraham sacrifiant son fils, Caïn tuant Abel. On reconnaît dans la