Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/159

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dévouemens extrêmes, c’était sans doute un spectacle pareil qu’il leur donnait.

Sur une côte, au bord de la mer infinie, Ariane sérieuse reçoit l’anneau de Bacchus, et Vénus, avec une couronne d’or, arrive dans l’air pour fêter leur hyménée. C’est la sublime beauté de la chair nue, telle qu’elle apparaît sortant de l’eau, vivifiée par le soleil et nuancée d’ombres. La déesse nage dans une lumière liquide, et son dos tordu, son flanc, ses rondeurs, palpitent à demi enveloppés dans un voile blanc diaphane. Avec quels mots peut-on peindre la beauté d’une attitude, d’un ton et d’un contour ? Qui montrera la chair saine et rosée sous la transparence ambrée d’une gaze ? Comment représenter la plénitude moelleuse d’une forme vivante et l’ondoiement des membres qui se continuent dans le corps penché ? Elle nage véritablement dans la clarté comme un poisson dans son lac, et l’air fourmillant de reflets vagues l’embrasse et la caresse.

A côté de là sont deux jeunes femmes, la Paix et l’Abondance. Avec une délicatesse frémissante, la Paix s’incline vers sa sœur ; elle est tournée, on ne voit sa tête que dans l’ombre, mais elle a la fraîcheur d’une jeunesse immortelle. Quelles lumières dans leurs cheveux retroussés et blonds comme des épis ! Leurs jambes, leurs corps fléchissent. L’une semble tomber, et ce commencement de courbure mouvante est adorable. Aucun peintre n’a senti à ce degré les rondeurs ployantes, ni saisi aussi vivement le mouvement au vol. Elles vont se poser ou marcher ; l’œil et l’esprit continuent involontairement leur allure ; on voit dans leur présent un avenir et un passé ; c’est un moment fugitif que l’artiste a fixé, mais un moment gros de tout ce qui l’entoure. Nul, sauf Rubens, n’a exprimé ainsi l’écoulement et la fluidité incessante de la vie. Cependant Pallas écarte Mars, et sa cuirasse virile aux reflets noirs fait ressortir avec une coquetterie irrésistible la blancheur divine de son épaule et de son genou.

Plus vive et plus voluptueuse encore est la coquetterie qui s’étale dans le groupe des trois Grâces et de Mercure. Toutes trois sont penchées ; pour Tintoret, un corps n’est pas vivant quand son assiette est immobile ; le déploiement du corps qui s’incline ajoute une grâce mobile à l’attrait universel qui s’exhale de toute sa beauté. Une d’elles, assise, étend les bras, et la lumière qui la frappe sur le flanc fait luire par portion son visage, son col et son sein sur la pourpre vague de l’ombre. Sa sœur, agenouillée, les yeux baissés, lui prend la main ; une longue gaze, fine comme ces toiles argentées que l’aube illumine au matin dans les champs, se colle autour de sa taille et se gonfle sur son sein, dont elle laisse pointer la rougeur. De l’autre main, elle tient une tige épanouie de fleurs qui montent, posant leur blancheur neigeuse sur la blancheur purpurine du bras