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davantage aux sens. Ils sont plus vite reconnus pour des hommes et font plus de plaisir aux yeux. Des tons forts et vifs colorent leurs muscles et leur visage ; la chair vivante est déjà molle sur les épaules et les cuisses des petits enfans ; des paysages clairs s’enfoncent au-delà pour faire ressortir la teinte foncée des personnages ; les saints se rangent autour de la Vierge avec une variété d’attitudes que les processions uniformes des autres écoles primitives ne connaissaient pas. Au fort de sa ferveur et de sa foi, l’esprit national, amateur de diversité et d’agrément, laisse affleurer un sourire. Rien de plus frappant à cet égard que les huit tableaux de Carpaccio sur sainte Ursule[1] ; tout y est, et d’abord la maladresse de l’imagier féodal. Il ignore la moitié du paysage et le nu : ses rochers hérissés d’arbres semblent sortir d’un psautier ; maintes fois ses arbres sont en tôle vernie et découpée ; ses dix mille martyrs crucifiés sur une montagne sont grotesques comme les figures d’un vieux mystère ; on voit qu’il n’a pas vécu à Florence, qu’il n’a point étudié les objets naturels avec Paolo Uccello, les membres et les muscles humains avec Pollaiolo. D’autre part on trouve chez lui les plus chastes figures du moyen âge et cet extrême fini, cette sincérité parfaite, cette fleur de conscience chrétienne que l’âge suivant, plus sensuel et plus rude, va fouler dans ses emportemens. La sainte et son fiancé, sous leurs grands cheveux blonds tombans, sont graves et touchans comme des personnages de légende. On la voit tantôt endormie et recevant de l’ange l’annonce de son martyre, tantôt agenouillée avec son mari sous la bénédiction du pape, tantôt enlevée dans la gloire au-dessus d’une moisson pressée de têtes. Dans un autre tableau, elle apparaît avec sainte Anne et deux vieux saints qui s’embrassent ; on n’imagine pas de figures plus pieuses et plus paisibles : elle, pâle et douce, la tête un peu penchée, tient dans ses mains charmantes une bannière et une palme verte. Ses cheveux de soie coulent sur le bleu virginal de sa longue robe, un manteau royal l’enveloppe de ses bigarrures dorées ; c’est vraiment une sainte, et la candeur, l’humilité, la délicatesse du moyen âge ont passé tout entières dans son geste et dans son regard. Voilà pour le siècle, et voici pour le pays. Ces peintures sont des scènes de mœurs intéressantes et des décorations riches. L’artiste, comme plus tard ses grands successeurs, étale des architectures, des fabriques, des arcades, des salles ornées de tapisseries, des vaisseaux, des processions de personnages, de grandes robes chamarrées et lustrées, tout cela en des proportions petites, mais dont l’éclat et la diversité annoncent les œuvres futures de la même façon qu’une enluminure annonce un tableau. Et pour

  1. Tableaux de 1490 à 1515.