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c’est une surface mouvante et brillante, un rejaillissement de lumière varié et continu, un mélange délicieux de tons veinés et fondus qui se continuent sans limite fixe dans leurs voisins ; c’est en outre une gaze de vapeur molle que l’évaporation incessante soulève de l’eau pour envelopper les formes, bleuir les lointains et déployer dans le ciel les grands nuages ; c’est aussi le contraste qui oppose partout la couleur intense, dure et lustrée de l’eau à la couleur terne et pierreuse des bâtisses qu’elle baigne. Dans un pays sec, ce qui doit frapper les yeux, c’est la ligne) dans un pays humide, c’est la tache. On l’a bien vu en Flandre et en Hollande : la vue ne s’y est point appliquée aux délicatesses du contour que brouillait à demi l’air moite interposé ; elle s’est arrêtée sur les harmonies du coloris, que vivifiait la fraîcheur universelle et que nuançaient les épaisseurs variables de la vapeur ambiante. Pareillement à Venise, — et parmi les différences qui séparent cette eau glauque et ces sables pourprés des boues blafardes et du ciel charbonneux d’Amsterdam et d’Anvers, — l’œil, comme à Anvers et Amsterdam, s’est trouvé coloriste. La preuve en est dans la première architecture des Vénitiens, dans ces bigarrures de porphyre, de serpentine et de marbres précieux qui incrustent leurs palais, dans cette pourpre sombre étoilée d’or qui remplit Saint-Marc, dans leur goût originel et persévérant pour les teintes luisantes et les broderies lumineuses de la mosaïque, dans la vivacité et l’éclat de leur plus ancienne peinture nationale. Les Vivarini, Carpaccio, Crivelli, plus tard Jean Bellini annoncent déjà les splendeurs des maîtres. Ceux-ci ont presque toujours employé l’huile, trouvant la fresque trop terne, et Vasari, en vrai Florentin, reproche à Titien de peindre « tout de suite d’après la nature, de ne pas faire de dessin, de croire que le véritable et le meilleur moyen d’atteindre au dessin vrai, c’est de peindre sur-le-champ avec les couleurs elles-mêmes, sans avoir au préalable étudié les contours avec un crayon sur le papier. »

Une seconde raison, et plus forte, c’est qu’outre les alentours de l’homme le climat change encore son tempérament et ses instincts. Les physiologistes n’ont fait qu’effleurer cette vérité, mais elle est visible pour qui voyage[1]. Le corps vivant est un gaz épaissi, organisé, plongé dans l’atmosphère, en voie de déperdition et de réparation constante, en sorte que l’homme est une portion de son milieu incessamment renouvelée par son milieu. Selon que la machine totale absorbe et dégage plus ou moins vite et

  1. On a fait quelques expériences sur l’effet du régime carnivore. Des ouvriers français qui faisaient deux fois moins d’ouvrage que des ouvriers anglais ont été nourris de viande. Au bout d’un an, leur capacité de travail, c’est-à-dire leur puissance d’attention et leur énergie musculaire, avait doublé.