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qu’il y avait en Asie même, dans la patrie du livre, tout un parti qui rejetait le quatrième Évangile, et Épiphane parle à son tour d’un autre parti, qu’il désigne sous le nom d’aloges (contraires à la doctrine du Verbe ou Logos), et qui reprochait à cet Évangile de contredire le récit des autres. Ce parti allait même jusqu’à en attribuer la rédaction au gnostique Cérinthe. Tout cela nous montre combien en réalité la tradition fut vacillante jusqu’à la fin du second siècle. A partir de 180 cependant, avec Irénée, Tertullien, Clément d’Alexandrie, la tradition de l’église se fixe sur ce point, et il faut attendre jusqu’au XVIIe siècle avant que quelqu’un s’avise de la soumettre à une révision minutieuse.

C’est en Angleterre que l’authenticité du quatrième Évangile fut attaquée pour la première fois dans les temps modernes, on ne sait trop par qui. Le grand érudit Leclerc réfuta ce premier essai fondé sur l’impossibilité de mettre d’accord les données du quatrième Évangile avec celles des synoptiques. Suivit alors un silence de près d’un siècle, à la fin duquel un autre Anglais, Evanson, réitéra l’attaque en 1792. En même temps, en Allemagne, le brillant Herder, sans attaquer précisément l’authenticité, développait avec éclat cette opinion, toujours mieux confirmée par ses successeurs, que l’auteur du quatrième Évangile avait entendu décrire non pas un Christ réel, mais un Christ idéal. Aussi ne faut-il pas s’étonner, disait-il, si dans ce livre Jésus, Jean-Baptiste, l’auteur lui-même, professent les mêmes idées et parlent le même langage, au point que plus d’une fois on ne sait trop qui a la parole, de l’écrivain ou du héros. Que l’on voie, par exemple, l’entretien avec Nicodème et la dissertation qui en est la suite ; quand on est au bout, il est certain que c’est l’évangéliste qui parle, et pourtant c’est Jésus qui parlait d’abord, et rien n’indique le moment où il s’est tu. De même il est oiseux de se demander comment le narrateur a pu avoir connaissance de dialogues qui, tels que l’entretien avec Nicodème ou avec la Samaritaine, se sont passés sans autres témoins que les deux interlocuteurs. C’est un évangile non de faits, mais d’idées. Après Herder, et partant de cette observation, plusieurs théologiens allemands, entre autres le Dr Ammon[1], se prononcèrent formellement contre l’authenticité.

Une chose remarquable dans l’histoire de cette longue controverse, c’est que chaque fois les difficultés soulevées contre l’opinion traditionnelle sont repoussées avec une grande vigueur par une nuée de défenseurs de cette opinion qui paraissent si bien

  1. Critique et prédicateur éminent, alors professeur à Erlangen, depuis 1813 appelé à Dresde en qualité d’oberhofprediger et de vice-président du conseil supérieur..