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2 juillet.

Je connais enfin M. Seward. Il m’invita l’autre jour à venir le voir au ministère. On me fit entrer dans un salon aux murailles nues, aux meubles dépareillés, orné de l’indispensable pot d’eau glacée américain, de là dans un cabinet encombré de meubles de toute sorte, bureaux de chêne et d’acajou, sphères terrestres et célestes, fauteuils de cuir et de soie. Puis M. Seward entra. Figurez-vous un petit homme souple et leste malgré son âge, avec une broussaille de cheveux blancs mal peignés, un nez aquilin et narquois, une bouche édentée, mais ironique et spirituelle, qui vous regarde avec deux yeux noirs pleins de bonne humeur et de malice. On l’appelle ici un jésuite ; il est vrai que ni dans son esprit, ni dans ses manières, il n’a rien de la rudesse ni de la raideur américaines. Il y a dans ses gestes, dans ses vêtemens négligés, dans son accueil plein de bonhomie, une désinvolture, un laisser-aller plébéien où perce toujours une nuance de distinction naturelle. Sa conversation n’est ni très originale, ni très brillante ; elle a gardé l’allure de son pays, c’est-à-dire une lenteur, une solidité un peu massive de pensée, et une simplicité un peu terne dans l’expression. Cependant il circule à travers tout cela un fil souple et délié, une veine de finesse native qui donne du piquant à des choses fort simples. La nature lui a donné toutes les qualités subtiles que nous appelons l’esprit français ; mais l’éducation américaine, les coutumes démocratiques du pays, le terre-à-terre général des intelligences, l’ont bien forcé de se mettre au niveau. On le compare à lord Palmerston, dont il n’a pourtant ni la scholarship achevée, ni les élégances mondaines. Avec l’étoffe d’un aristocrate, M. Seward garde l’apparence du vieux politique américain sans raffinement, sans prétentions, et claquemuré dans sa partie. Il n’est pas besoin cependant d’un œil bien sagace pour découvrir sous ces allures bourgeoises une largeur d’idées trop rare parmi les élèves et les favoris de la démocratie américaine.

Aussi ne l’aime-t-on guère. On l’accuse d’être un Machiavel, un homme sans croyances ni principes : reproche vulgaire des esprits bornés, aux esprits supérieurs. On se fonde sur ce qu’ayant été dans le sénat le chef et l’orateur du parti abolitioniste, il se montre au ministère le plus prudent et le plus modéré des ennemis de l’esclavage, comme si cette union d’une politique tolérante à une opinion ferme ne lui faisait pas honneur. On lui reproche aussi d’avoir accepté le ministère d’état du président Lincoln, dont il avait été le concurrent aux élections dernières, comme si un antagonisme personnel ne devait pas céder à une foi commune. Le fait est qu’il