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Washington, 25 juin.

Je suis dans les splendeurs de la capitale des États-Unis, au quatrième étage d’une maison sale, brûlante, étroite, infestée de rats et d’araignées, et si mal établie qu’à certaines heures du jour on fait queue à la salle à manger, à la salle de bains, avec des billets d’entrée comme au théâtre. Là dedans bourdonne une population de raccroc, la plus bigarrée et la plus débraillée du monde : soldats, marins, commis, spéculateurs et surtout chevaliers d’industrie, horde bruyante et vulgaire comme la guerre en rassemble à l’arrière-garde des armées. Si l’on jugeait du peuple américain par sa capitale, on en aurait une triste opinion. A vrai dire, Washington n’est pas une ville, elle n’a ni commerce, ni industrie, ni rien. C’est un camp d’administrateurs et de soldats : la vie politique n’y rassemble quelque société que dans la saison du congrès ; encore la plupart des sénateurs, qui sont la classe élevée du monde politique, y viennent-ils sans leurs familles. C’est une ébauche de ville, taillée dans des proportions monumentales qu’elle ne peut remplir. Le Capitole, immense édifice de marbre, a beau élever ses imposantes colonnades et son dôme fastueux dans la solitude : il trône sur sa colline comme une grandeur déchue. Les vastes avenues plantées d’arbres qui rayonnent alentour ne se couvriront sans doute jamais de maisons. En face, à une lieue de distance, un autre portique de marbre, celui du ministère des finances, ressemble dans sa nudité triste et grave à un somptueux tombeau. C’est là pourtant le cœur de la ville, le quartier des affaires, où s’agite un petit peuple affairé de soldats, de marchands et de nègres sur le trottoir nord de l’avenue de Pensylvanie, construite d’un seul côté. Les neuf dixièmes de Washington sont vides, et les trois quarts de ce qui reste sont bâtis en bois. Je ne connais rien de plus morne et de plus délabré que ces longues et laides rues tantôt désertes, tantôt bordées de pauvres baraques, avec la vue lointaine du Post-office, du Patent-office, ou de quelque autre massive montagne de pierre. Certaines habitations isolées dans les terrains vagues ou les fondrières sont littéralement inabordables. On ne voit que convois d’artillerie, caissons, équipages militaires, pelotons de cavalerie galopant à travers la ville, ambulances chargées de malades qui se traînent lourdement vers les hôpitaux. C’est l’aspect d’une place de guerre improvisée et en tenue de campagne. Jamais d’ailleurs on n’y a vu si nombreuse population. L’existence artificielle de la capitale dépend du maintien de l’Union. Si les confédérés ont le dessus, il faudra bien la retirer et l’éloigner de la frontière ; alors en dix ans Washington aura disparu.