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pâle, gris perle et jaune aurore, — c’était une rêverie si bien dans l’esprit du XVIIIe siècle, qu’on voit en même temps plusieurs des souverains de l’Europe contemporaine tenter sérieusement de la mettre en pratique. Catherine II l’essaya en Russie. De même que Pierre le Grand, après avoir appris à ses sujets, non sans de longs efforts, à se couper la barbe, leur avait fait adopter le costume européen, Catherine imagina, elle, d’introduire un habit national. Quelques-uns de ses favoris, les princes Orlof et Potemkin, le portèrent, mais ne prêtèrent qu’à rire par cette complaisance et ne trouvèrent pas d’imitateurs. Catherine se le tint pour dit. Son échec même stimula pourtant Gustave III. En vain Catherine, promptement revenue à la raison, lui affirmait-elle qu’on ne changeait pas les mœurs d’un peuple aussi facilement que ses lois : il répondit, avec cette bonne opinion de lui-même que lui avaient donnée ses premiers succès, que rien n’était impossible à un prince aimé de ses peuples, et il promit, comme par une sorte de gageure, de faire réussir en Suède une pareille entreprise. Il se mit à l’œuvre en effet, conçut et dessina lui-même le nouvel habillement national, et ne manqua pas de seconder par un écrit public, lu d’abord devant les sénateurs suédois, la propagande qu’il voulait faire réussir. A partir du 28 avril 1778, jour de la fête annuelle de l’ordre des Séraphins, nul ne dut paraître à la cour sans être revêtu du costume nouveau[1]. Ces inventions bizarres échouèrent heureusement, malgré la soumission momentanée de la cour, contre le goût public et l’opinion. De France tout d’abord vinrent une foule de critiques. La fidèle comtesse de La Marck, qui ne craignait pas de parler sincèrement à Gustave III, lui écrivit de façon à le décourager.


« En vérité, disait-elle, je ne puis voir aucun bénéfice à ce qu’on porte au petit manteau au lieu de l’habit reçu dans toute l’Europe, excepté eu Turquie, un pourpoint au lieu d’une veste, une cravate au lieu d’un jabot. Je reste persuadée que votre majesté, ne persistera pas à changer le costume, et qu’elle veut se distinguer par une conduite sage et raisonnable, non par une futilité telle que celle qu’on lui suppose. Je dois au profond dévouement que j’ai pour elle de lui dire que notre jeune reine s’est per-

  1. Le chargé d’affaires de France le décrit ainsi dans ses dépêches : « pour les hommes, une sorte de veste avec un gilet et des calottes plus longues et plus larges que celles d’à présent, telles à peu près qu’on les portait en France sous Louis XIII ; par-dessus la veste, un manteau de la même longueur que celui de nos abbés, mais qui couvrira les épaules ; chapeau rond, avec rubans et plumes ; souliers attachés par des rosettes de rubans. Les personnes de la cour pourront doubler et border ces vêtemens de drap noir avec du satin couleur de feu ; mais ces couleurs seront interdites à tout ce qui n’est pas gentilhomme. Pour les femmes, le nouveau costume consistera en une sorte de polonaise entièrement noire, ainsi que la jupe, et sans paniers… »