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que Dieu a données au genre humain pour l’élever au-dessus de la vie terrestre et soupçonner quelque chose de l’éternité, rien ne les empêche de se développer simultanément. Dire qu’il y a une époque pour la religion, une époque différente pour la philosophie, c’est la marque d’un esprit qui n’aperçoit qu’un côté des choses. Ouvrons les yeux, nous verrons que ces nobles sœurs, changeant de rapports entre elles, ne s’éclipsent jamais l’une l’autre, et que, se retrouvant toujours dans toutes les époques de l’histoire, elles habitent quelquefois les mêmes âmes. Comment dire enfin que, dans le développement d’une période déterminée, la poésie est réservée à la jeunesse de cette période ? Le XVIIe siècle vieillissait, quand Racine écrivait Athalie et La Fontaine ses dernières fables ; l’esprit d’un âge tout opposé, l’esprit anticipé de la régence, éclatait déjà dans les vers où Regnard chantait si gaîment l’enterrement de Boileau, ce qui n’empêchait pas le vieux poète de retrouver en ses dernières satires une verve rajeunie avec une audace de couleurs qu’on ne lui connaissait pas. Le mouvement littéraire du XVIe siècle ne semblait-il pas épuisé aussi lorsqu’on entendit retentir les voix de deux vrais poètes, Du Bartas, Agrippa d’Aubigné, l’un qui devait inspirer Milton et exciter l’admiration de Goethe, l’autre qui, dans le déclin d’une littérature affadie, appliquait si énergiquement ses poétiques pensées au jugement de son époque ? Tant qu’un siècle n’a pas dit son dernier mot, la poésie peut être une des formes de sa vie intellectuelle. Qu’on y prenne garde toutefois : maintenir le droit de la poésie, c’est formuler ses devoirs. L’imagination est tenue de se renouveler avec la société même dont elle chante les joies ou les douleurs. Ce qui convenait au temps de l’adolescence ne convient plus aux heures viriles. Bien des strophes, bien des pages qui ont charmé les lecteurs il y a une trentaine d’années les laisseraient indifférens aujourd’hui, Les poètes qui se plaignent de la dispersion du public pour lequel chantaient leurs devanciers, n’ont-ils pas un retour à faire sur eux-mêmes ? ont-ils toujours pris leur art au sérieux ? ont-ils bien tenu compte des changemens des idées et des conditions nouvelles qui leur sont faites ? Pour nous, placés entre le public, qui dédaigne les poètes, et les poètes, qui accusent la vulgarité du public, nous disons à l’un : « Prenez garde, fussiez-vous les plus sérieux esprits de nos jours, philosophes, historiens, publicistes, hommes de grave labeur, et de culture pratique, prenez garde de dédaigner comme frivole un art qui élève le niveau général et sans lequel toute civilisation est incomplète ; » mais nous disons aux autres : « N’abaissez pas votre art, si vous voulez qu’on le respecte, et renoncez aux puérilités du métier, puisque vous parlez à des hommes. » Voilà notre critique en deux mots : nous maintenons le droit des poètes afin de leur rappeler leurs de-