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ans, — jusqu’à mademoiselle la docteuse, l’héroïne du conte de Philémon et Baucis, depuis l’honnête fermier Jacques, qui meurt dans la sérénité, jusqu’aux bohémiens qui campent autour de leur feu au coin d’un bois, jusqu’à ces deux jeunes Italiens au visage noble, au cou nu et à la bouche épanouie, qui ont l’air de princes déchus en faisant leur métier de rhabilleurs de vaisselle, et dont l’aisance contraste avec l’embarras des bons campagnards suisses, vigoureux à l’ouvrage, mais « un peu gauches au repos et comme gênés dans leurs membres. »

Ce sont des personnages qui vivent dans leurs médiocres proportions. Leur histoire est en quelques pages, leur physionomie est en quelques traits. Ils sortent on ne sait d’où. Ainsi le vieux nègre Kalampin, l’être silencieux et timide, tout luisant de propreté, avec sa redingote usée à force d’être brossée, sa chemise éclatante de blancheur, son chapeau frotté à en perdre son dernier poil, ses gants jadis paille, et au milieu de cela un type baroque et touchant de tendresse paternelle. Ainsi le petit Juif polonais, hôte passager d’une ville de bains en Allemagne. Qui est-il ? quelle est sa vie ? quel est même son nom ? On ne le sait. Il passe dans sa robe brune et râpée : tête fine, barbe soyeuse, teint pâle, bouche mince, misère et dignité, grandeur et crainte, gravité de patriarche et « démarche rappelant la fuite d’une belette surprise en flagrant délit. » Il se dérobe, il glisse, il rase les poteaux du chemin, comme s’il craignait d’occuper au grand soleil le milieu de la chaussée. Si son regard se croise avec le vôtre, « il le retire d’un mouvement inquiet. » Dans son allure, dans son accent, on devine l’habitude de la dissimulation, le pli de la servitude. Chez lui, il n’est plus le même ; ce n’est plus l’être misérable se faufilant à la dérobée : il se redresse. Une bible hébraïque qu’on lui offre, le nom de Jérusalem qu’on prononce, illuminent son visage. Au dehors, il redevient l’être malingre et craintif, le petit Juif polonais « courbé sous l’arbitraire, soupçonné, soupçonneux, écrasé, fléchissant. »

Il y a au courant de ces récits des intérieurs de fermes qui resplendissent en quelque sorte de la saine simplicité de la vie, de l’aisance et du travail, et il y a aussi de ces intérieurs de villages nus, froids, désolés, théâtres obscurs de tragédies vulgaires, comme cette maison où s’accomplit la destinée d’Ulysse, le pauvre garçon. Il n’est pas fait pour le bonheur, celui-là ; c’est un pauvre petit être déshérité, à la tête ébouriffée, avec des yeux écarquillés, effrayés et incertains, une bouche qui serpente d’une oreille à l’autre, des bras et des jambes qui n’en finissent pas. Il fait tout mal, il ne peut bouger sans commettre quelque maladresse ; ses camarades se moquent de lui. Il est le fils d’un père rusé campagnard, tyran domestique, égoïste et brutal, qui mangetout au cabaret, laissant la pauvreté