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l’autre. » Tel est à peu près le sens de ce jugement, que nous citons de mémoire ; c’est celui d’un maître. On injurierait volontiers Sterne au moment même où on ne peut s’empêcher d’admirer l’art extraordinaire avec lequel sont filées ses histoires et ses dissertations scabreuses, A chaque instant, on le surprend disant ou insinuant de telles choses qu’on a envie de lui appliquer certaine plaisante aventure du Voyage sentimental et de lui crier comme les spectateurs du parterre de l’Opéra-Comique : « Haut les mains, monsieur l’abbé ! » Mais quelle finesse incomparable ! Jamais Mignon n’exécuta sa danse des œufs avec une adresse pareille à celle de Sterne exécutant ses cabrioles au milieu de toute sorte de sujets défendus. Un rideau qu’un vent léger ouvre et referme, une libellule rasant la surface de l’eau, un écureuil parcourant une forêt sur les cimes qu’il effleure à peine de ses bonds, un chat se promenant sans rien casser au milieu d’un encombrement de porcelaines, fournissent des comparaisons à peine suffisantes pour rendre l’incroyable légèreté du talent de Sterne. Vous rappelez-vous le conté de Slawkenbergius, l’histoire de la béguine des Flandres, le conciliabule de Phutatorius, Gastripheres et compagnie, l’anecdote de la fille de chambre aux égaremens de l’esprit et du cœur dans le Voyage sentimental, et tant d’autres épisodes qu’on pourrait appeler les chefs-d’œuvre de l’équivoque ? Sterne est roi dans cet art du double-entendu et du sous-entendu. Les dons de Dieu sont là, employés, il est vrai, à une tâche que le diable n’aurait garde de désavouer, mais ils sont bien là.

Ce mérite reconnu, nous nous permettrons de dire, en dépit de M. Fitzgerald, que cette forme de plaisanterie accuse chez celui qui l’employa une dépravation réelle. Il n’y a pas de génie qui tienne, on ne badine pas ainsi. le cynisme au moins a la franchise du courage ; mais la plaisanterie de Sterne est comme honteuse d’elle-même et recule devant les conséquences du but qu’elle poursuit : il y entre de l’hypocrisie autant que de la malice. On peut dire qu’une certaine pusillanimité malfaisante est l’âme d’un pareil badinage, car ce qu’il veut, c’est vous scandaliser sans vous donner le droit de vous plaindre. Il nous semble aussi à certains momens porter je ne sais quel caractère sinistre qui nous rappelle les joueurs d’orgue de l’attentat Fualdès ; on croit entendre sous cette musique fantasque les cris d’une victime qu’on égorge, et en effet il y a une victime égorgée, la décence.

Ceux qui accusent Sterne à outrance et ceux qui l’excusent tout à, fait se trompent également. Les juges trop sévères, comme Thackeray, oublient que celui qu’ils condamnent fut, non un homme, mais un enfant, et les juges trop indulgens oublient que cet enfant n’eut jamais les attributs de l’enfance, l’innocence et la candeur. Il y a