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M. Ribot a pris plaisir à le gâter en le frottant d’un vernis noir spécialement fait pour détruire l’harmonie des tons en les perdant tous sous une teinte d’encre insupportable à voir. Il y a péril en la demeure, et M. Ribot, s’il continue, perdra tous les bénéfices d’un talent déjà considérable et qui peut grandir encore. Je voudrais, ne fût-ce que pour en faire l’expérience et lui prouver combien j’ai raison, qu’il consentît à peindre un tableau, un seul, sans employer ces noirs voulus et désastreux qui détruisent son œuvre. Il serait surpris lui-même des résultats qu’il obtiendrait, et il prendrait immédiatement parmi les artistes une place qu’il mérite, et que sa déplorable manie l’a empêché d’occuper jusqu’à présent. M. Ribot ressemble à un ténor qui s’emplirait la bouche de bouillie avant de commencer à chanter. C’est un suicide, et il est vraiment douloureux de voir un tel talent s’annihiler ainsi de gaîté de cœur et en vertu d’un parti-pris inexcusable.


III

C’est moins le sujet en lui-même que la façon dont il est traité qui constitue la peinture d’histoire ; il y a des tableaux de vingt pieds de long qui appartiennent à la peinture de genre, tandis que certaines toiles, certains dessins, — j’en aurai un à citer, — rentrent par la noblesse de leur style dans la grande peinture. L’an dernier, Œdipe et le Sphinx appartenait à la peinture épique ; M. Gustave Moreau, en faisant ce qu’on pourrait appeler sa rentrée après une longue abstention, avait voulu frapper un coup décisif, il avait réussi. Il savait, comme Winckelmann, que « dans tous les arts il faut toujours donner le plus haut ton, attendu que la corde baisse toujours d’elle-même. » Malgré une certaine réaction peu justifiée qui déjà se fait sentir autour de M. Moreau, je trouve que les deux tableaux envoyés par lui au Salon de 1865 sont conçus et exécutés dans le même esprit qui lui a valu son succès. J’aurai cependant plus d’une réserve à faire ; mais dans ces œuvres nouvelles je retrouve le même respect de l’art et de soi-même, la même recherche du beau, la même préoccupation d’un idéal étranger aux aptitudes vulgaires que j’avais pris plaisir à signaler et à louer l’an dernier. Le reproche principal qu’on peut adresser à la conception même des tableaux de M. Moreau, c’est qu’elle n’est pas suffisamment claire. Le Français est ainsi fait qu’il veut voir et comprendre au premier coup d’œil ; tout ce qui n’est point parfaitement net et. même un peu banal n’a pas le don de lui plaire ; il n’aime point les sens mystérieux et cachés ; tout symbole lui est désagréable, toute recherche lui est pénible ; son ignorance aidant, il a horreur des vérités qu’il faut déshabiller avant de les reconnaître, et il lui ré-