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autant les peuples barbares, qui n’ont jamais connu les religions supérieures, sont aisés à convertir, autant les peuples qui ont joui d’une civilisation réelle et qui en possèdent encore les doctrines sont rebelles à des dogmes nouveaux. Quand les navigateurs européens eurent découvert les Grandes-Indes et plus tard la Chine, les missionnaires chrétiens se précipitèrent à leur suite, croyant avoir affaire à des sauvages ou à de purs idolâtres ; ils le croient encore un peu aujourd’hui : illusion fâcheuse, puisque ici les vrais ignorans sont ceux qui ne savent ni à quelle race d’hommes ils s’adressent, ni quelles religions ils vont affronter, ni par quelles voies ces croyances inconnues pourront être attaquées. Après de longues et infructueuses prédications, l’insuccès finit par ouvrir les yeux à ceux qui prêchent et par leur faire comprendre que leur premier devoir envers ces peuples est de s’efforcer de les connaître. C’est à ce point qu’a été ramenée par les derniers événemens l’ardeur religieuse des chrétiens à l’égard de l’Orient.

A côté de cette influence si difficile à exercer en Asie s’en développe une autre dont l’action prend déjà quelque avance et pourra devenir prépondérante, si ceux qui l’exercent savent la modérer et la gouverner : c’est celle de la science. Aujourd’hui une grande portion de notre vie en Europe est en quelque sorte scientifique : les inventions nouvelles ne durent que quand elles sont fondées sur la science ; c’est à cette condition seule qu’elles satisfont les besoins auxquels elles s’adressent. Aussi les différentes sciences ont-elles pénétré dans tous les détails de notre existence : l’homme d’Europe se meut, s’éclaire, s’habille, se loge, se nourrit, se détruit avec des produits ou des instrumens qui, au lieu d’être dus comme autrefois à la routine, au hasard ou à la bonne nature, contiennent une part de science qui leur donne un caractère entièrement nouveau et augmente leur énergie. Lorsque les navigateurs du XVIe siècle se présentèrent pour la première fois aux peuples de l’Orient, ils ne leur apportaient pas des inventions notablement différentes des leurs, ils eurent même plus d’une chose utile à leur demander ; mais le temps qui s’est écoulé depuis lors et qui a laissé ces peuples presque stationnaires a été consacré par l’Europe au développement de la science : le siècle où nous sommes a le premier appliqué les données de la science à presque tous les besoins de la vie. Nous sommes donc aux yeux de l’Orient et nous sommes en réalité des hommes nouveaux, dont la puissance et l’action dépassent de beaucoup celles des hommes que la simple nature a formés. Que nous puissions dès aujourd’hui l’emporter sur eux à la guerre, c’est ce qui ne peut faire l’ombre d’un doute ; mais cette même science qui nous rend si forts nous dit aussi que l’emploi de la force n’est fruc-