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nous venons de signaler, on pourrait conclure d’une manière à peu près sûre de l’instrument au musicien, comme du cerveau à la pensée, mesurer le génie musical par la valeur de l’instrument, comme les matérialistes mesurent le génie intellectuel par le poids, la forme, la qualité des fibres du cerveau.

Mais il y a d’autres faits que les précédens. Nous voyons par exemple un musicien médiocre ne produire qu’un effet médiocre avec un excellent instrument, et au contraire un excellent musicien produire un admirable effet avec un instrument médiocre. Ici le génie ne se mesure plus à l’instrument matériel. Nous voyons les lésions de l’instrument compensées par le génie de l’exécutant, tel instrument malade et blessé devenir encore une source de merveilleuse émotion entre les mains d’un artiste ému et sublime. Nous voyons un Paganini obtenir sur la corde unique d’un violon des effets qu’un artiste vulgaire chercherait en vain sur un instrument complet, fût-il l’œuvre du plus habile des luthiers ; nous voyons Duprez sans voix effacer par l’âme tous ses successeurs. Dans tous ces faits, il est constant que le génie ne se mesure pas, comme tout à l’heure, par la valeur et l’intégrité de l’instrument dont il se sert. Le génie sera la quantité inconnue qui troublera tous les calculs. Il en est ainsi pour l’âme et le cerveau : celui-ci pourra être dans un grand nombre de cas, et à juger les choses très grossièrement, la mesure et l’expression de celle-là ; mais il arrivera aussi que les rapports seront renversés et qu’on ne trouvera pas dans l’instrument une mesure exacte pour apprécier la valeur de l’artiste intérieur qui lui est uni. De là les irrégularités, les exceptions que les physiologistes rencontrent toutes les fois qu’ils veulent soumettre à des lois rigoureuses les rapports du cerveau et de la pensée. La force intérieure, secrète, première, leur échappe, et ils n’atteignent que des symboles grossiers et imparfaits.

Nous n’avons pas au reste terminé l’enquête que nous nous étions proposé d’instruire sur la nature des relations que l’on a pu surprendre entre le cerveau et la pensée : il se présente encore des côtés assez importans de la question à interroger. La question de la folie, celle des localisations cérébrales appellent notre examen. Ce sera l’objet d’une prochaine étude.


PAUL JANET, de l’Institut.