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vingt ans a tenu ici un salon important nous disait que, s’il quittait Rome, il n’aurait pas dans six mois deux lettres à y écrire ; en ce pays-ci, on n’a point d’amis. Partant la seule occupation est l’amour ; les femmes passent la journée à leur balcon, ou, si elles sont riches, vont à la messe, de là au Corso, puis encore au Corso. La sensibilité, n’ayant pas comme ailleurs son débouché journalier, produit, quand elle trouve son emploi, des passions violentes, et parfois des explosions terribles.

Le grand malheur pour les hommes, c’est de n’avoir rien à faire ; ils se rongent ou s’endorment sur place. Faute d’occupation, ils rusent l’un contre l’autre, ils s’épient et se tracassent comme des moines oisifs et clos dans leur couvent. C’est surtout vers le soir que le poids du désœuvrement devient accablant ; on les voit dans leurs immenses salons, devant leurs files de tableaux, bâiller, tourner, attendre. Viennent deux ou trois habitués, toujours les mêmes, apportant des commérages ; Rome à cet égard est tout à fait une ville de province. On s’enquiert d’un domestique renvoyé, d’un meuble acheté, d’une visite trop tard ou trop tôt rendue ; incessamment le ménage et la vie intime sont percés à jour ; nul ne jouit du grand incognito de Londres ou de Paris. Quelques-uns s’intéressent à la musique ou à l’archéologie ; on parle des fouilles récentes, et l’imagination, les affirmations, se donnent carrière : c’est la seule étude demi-vivante ; le reste est languissant ou mort ; les journaux et les revues étrangères n’arrivent pas ou sont arrêtés une fois sur deux, et les livres modernes manquent. Ils ne peuvent pas causer de leur carrière, ils n’en ont pas ; la diplomatie et les hauts emplois sont aux prêtres, et l’armée est étrangère. Reste l’agriculture : plusieurs s’y adonnent, mais indirectement ; ils louent aux paysans par l’intermédiaire des mercanti di campagna, ceux-ci ordinairement sous-louent aux possesseurs de troupeaux napolitains qui viennent ici passer l’hiver et le printemps. La terre est fort bonne, l’herbe très abondante. Tel mercante sous-loue 25 écus pour six mois ce qu’il a loué 11 écus pour l’année ; il recueille encore à peu près 5 écus sur les foins, et gagne ainsi 3 pour 1 ; on peut compter qu’en moyenne il gagne 2 pour 1 ; aussi font-ils de grandes fortunes. Quelques-uns se ruinent pour trop entreprendre : ils achètent et engraissent des bestiaux, et l’épidémie se jette en travers ; mais les autres, enrichis, sont les chefs de la bourgeoisie, s’habillent bien, commencent à raisonner, sont libéraux, souhaitent une révolution qui les mette à la tête des affaires, surtout des affaires municipales. Quelques-uns, ayant atteint une opulence énorme, achètent une terre, puis un titre ; l’un d’eux est duc. — Un noble de Rome ne peut pas se passer d’eux ; il ne connaît pas les paysans, il ne vit pas parmi eux ; s’il voulait leur louer directement, il rencontrerait une ligue. Il n’a