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la nécessité de transiger avec une insistance égale à celle qu’il avait mise jusqu’alors à y conseiller les coups de vigueur. Et puisque le nom de M. de Bismark vient d’être prononcé, on est presque involontairement amené à se poser ici une question assez importante, à se demander si le superbe ministre eût consommé bientôt avec tant de facilité la ruine du Danemark, eût même osé en concevoir le projet, dans le cas où la France et l’Angleterre eussent dénoncé leurs relations diplomatiques avec la Russie au commencement de l’automne de 1863. La Prusse aurait-elle pris sur elle de donner le signal d’une guerre dans une situation aussi tendue et devant l’accord maintenu entre les deux grandes puissances de l’Occident ? Aurait-elle surtout réussi à entraîner, sous de tels auspices, l’Autriche dans l’étrange équipée des bords de l’Eider ? Il nous sera bien permis de ne pas étendre jusqu’à des limites aussi fantastiques la part faite à l’audace et à l’habileté de M. de Bismark.

Envisagée donc à tous les points de vue, la mesure recommandée par lord Malmesbury se présentait, au mois de septembre 1863, comme la seule conclusion logique et digne que les puissances pouvaient donner aux longues et lamentables négociations avec la Russie. C’était là une politique nullement hasardeuse, éminemment préservatrice même, une politique aussi avantageuse pour l’Occident que secourable à la Pologne, et qui serait devenue le salut du Danemark, qu’elle aurait mis ainsi dès l’origine à l’abri de toute agression et de toute entreprise. Malheureusement une telle politique était à la fois et trop modeste et trop nette pour tenter les esprits et s’imposer aux consciences. Rompre les relations avec la Russie, c’eût été protester uniquement au nom du droit outragé, accomplir un devoir, prendre une résolution loyale, mais qui n’ajoutait rien au prestige et ne parlait pas aux imaginations. Et d’un autre côté c’eût été accepter une situation franche et précise vis-à-vis du tsar, s’interdire tout retour et détour, renoncer à ce jeu du hasard et de l’adresse qui apporte parfois des gains si inespérés. Or, si les velléités des grandes choses ne manquent pas absolument à notre époque, elle n’a pas la simplicité d’ambitionner des choses simplement honnêtes : en gros, elle professe le règne de la justice ; en détail, elle croit au gouvernement de l’imprévu et de la ruse ; elle a, selon la fine remarque de Tocqueville, plutôt des aspirations que des principes, et ses instincts valent toujours mieux que sa morale.

Dans les premiers momens toutefois, il y eut lieu de croire que le cabinet de Saint-James méditait une démarche assez sérieuse en réponse au refus péremptoire de la Russie, qu’il préparait un acte empreint d’une certaine énergie, et qui, sans prendre les