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grands dangers. Les plus heureux furent ceux qui trouvèrent un asile à portée. L’Océan, fort maltraité déjà par trois jours de cape, vit sa dernière voile enlevée. Il ploya sous la rafale au point de plonger, — chose incroyable, — le bout de sa grand’vergue dans l’eau. Le vaisseau n’étant plus soutenu par aucune voile, les mouvemens de roulis avaient acquis une amplitude énorme. Le craquement des cloisons, le gémissement des mâts, semblaient annoncer la prochaine dissolution du bâtiment. Pendant ce temps, trois sabords avaient été défoncés, et la mer s’engouffrait avec fureur dans les batteries. C’est dans de pareilles circonstances qu’on peut voir la grandeur de l’homme et sa faiblesse. Il est bien petit devant la puissance de la nature, mais il est bien grand aussi quand il se redresse sous ces formidables colères. Au moment le plus critique, la fermeté de l’amiral et celle de son capitaine de pavillon ne fléchirent pas. Ils pourvurent aux accidens les plus graves avec le sang-froid et la sérénité qu’ils apportaient dans les circonstances ordinaires aux plus modestes détails de leur profession. L’Océan fut, de tous les vaisseaux, celui dont les convulsions furent le plus effrayantes ; mais ce ne fut pas le vaisseau le plus en péril. Le Triton, commandé par le capitaine Bruat, faillit couler. Ses pompes furent pendant un instant impuissantes. Le Neptune eut plusieurs courbes rompues, l’Iéna craqua son beaupré. Enfin le temps permit d’aller chercher un abri où chacun pût réparer ses brèches. L’Océan et la Médée se réfugièrent dans le golfe de Palmas en Sardaigne ; le Triton, le Neptune et l’Iéna, dans celui de Cagliari.

Le vent souffle pour le brin de chaume comme pour le chêne. La Comète eut aussi sa part de cette épouvantable tempête. J’avais été expédié à Barcelone pour y porter quelques rechanges aux bâtimens de la station. Ma mission accomplie, je devais rentrer à Toulon. Le 22 janvier, je me disposai, dès le point du jour, à sortir du port. Le commandant du Méléagre voulut me retenir, il connaissait mieux que moi les côtes de Catalogne et venait d’interroger le capitaine d’un falucho de la douane qui arrivait de Blanès. Cet officier lui avait annoncé que d’après l’état de la plage il était impossible qu’il n’y eût pas à cette heure une tempête déchaînée dans le golfe de Lyon. Je dédaignai follement ces pronostics, et je me mis en route. La journée fut magnifique. Nous suivions la côte, poussés par une petite brise d’ouest et de sud-ouest. La nuit vint, et le ciel resta pur. Si j’avais su ce que j’ai appris depuis lors, je me serais inquiété de cette petite houle peu profonde, mais sèche et dure, qui venait heurter sans cesse notre joue. Il faut des années pour apprendre à lire et à interpréter ces signes du temps. Seul, le marin expérimenté les trouve partout, dans le scintillement des